Le véritable défi pour la Tunisie est loin de résider dans la remise en marche de l'appareil économique, mais l'aptitude de la nouvelle classe politique à assurer une gestion rigoureuse des ressources budgétaires limitées du pays.
Par Samir Tlili*
Le processus décisionnel en Tunisie saura-il un jour intégrer la notion de discipline budgétaire, cette notion qui constitue la marque de rigueur et de réussite des pays développés?
Si on ne se lasse pas de poser toujours cette même question c'est que les pratiques de mauvaise gestion des deniers publics sont toujours de mise malgré les temps qui changent.
Les vieux réflexes de la gestion arbitraire
En effet, depuis l'époque de nos fastueux beys, la gestion des deniers publics de ce petit pays qu'est le nôtre ne semblait obéir qu'à la seule logique des caprices de la cour qui décidait avant toute chose de son train de dépenses sans se soucier guère des sources de financement, convaincus qu'ils étaient que leurs sujets, contraints et forcés, finiront bien par payer la facture de leur train de vie opulent.
Un fois l'indépendance conquise, on aurait pu très bien penser que ces temps de gestion arbitraire des finances publiques sont définitivement révolus avec l'avènement de la république moderne et l'adoption de lois budgétaires et d'un code de comptabilité public censés apporter plus de rigueur, mais hélas les nouveaux maîtres du pays se sont vite laissés rattraper par les vieux réflexes de la gestion arbitraire.
A peine la république instituée que les Tunisiens ont vu émerger une nouvelle cour présidentielle aussi ostentatoire et fastueuse se substituer à l'ancienne cour beylicale, et nos politiques, contre toute règle de bon sens, ont instauré depuis un train de vie sans la moindre relation avec les véritables ressources du pays. Qui de l'ancienne génération ne se souvient pas des fastes et gaspillages accompagnants les festivités d'anniversaire du combattant suprême dont la sénilité rampante rendaient de plus en plus gâteux et incapable de discernement pour souscrire à de tels gâchis?
Dans un pays qui souffrait encore de la famine et du choléra, il nous a été donné de voir s'ériger des palaces présidentiels dans les régions les plus lointaines du pays pour rester à jamais inhabités. Nous avons vu des ministres, grâce à leur aval donné à des marchés publics aux prix exorbitants, cumuler des richesses incroyables à coup de pots de vin et autres rétro commissions. Nous avons vu les hauts fonctionnaires de l'Etat s'équiper de grosses berlines et jouer les nababs tout cela au nom de l'autorité de l'Etat. Les dirigeants de la petite Tunisie menaient un train de vie bien supérieur à leurs homologues de bon nombre de pays riches et développés.
Par ailleurs, sur le registre de la manipulation de la masse, nous avons pu assister à des mesures politiques prises à des desseins purement populistes se traduire par un accablement supplémentaire du contribuable.
Les mesures populistes aux conséquences douloureuses
On se souvient encore de Mohamed Mzali, à peine nommé Premier ministre, décider, pour hausser son estime auprès de la population des salariés, sa fameuse indemnité complémentaire provisoire de trente dinars dans un pays déjà exsangue souffrant le martyre pour éviter la faillite. Les conséquences nous les avons vus très vite arriver: une batterie de nouvelles impositions et augmentations instaurée dans les années qui s'en suivirent pour fournir les ressources nécessaires. La machine génératrice des nouvelles contributions fonctionnait alors à merveille, il suffisait en effet de trouver une base d'imposition et de lui appliquer un taux choisi au hasard; pour les rédacteurs des lois de finances de l'époque, cela relevait presque d'un jeu d'enfant.
Le pire est que le Tunisien s'est tellement accommodé des dépassements de ses gouvernants qu'il ne s'en indigne même plus. Il a fini par trouver normal que les politiques mènent ce train de vie dispendieux quand certaines régions du pays sont toujours dépourvus d'électricité et d'eau potable sans parler des autres d'infrastructures dites de base et il se plie sans rechigner à toutes nouvelles augmentions d'impôt qu'on lui impose. Certains expliqueront que son attitude silencieuse et complice est la résultante de la politique de terreur imposée par les dictatures qui cassaient dans l'œuf toute velléité de contestation.
Aujourd'hui, avec le chambardement de l'ordre préétabli et l'accès au pouvoir d'une nouvelle génération de politiques présumée révolutionnaire, les pratiques n'ont guère évoluées: on continue au mépris de toute rigueur budgétaire, de prendre les mêmes mesures populistes dépourvues de toute logique économique avec comme seul objectif de contenter sa base électorale sans se soucier de leurs impacts sur les finances publiques ni de l'avenir des générations futures qui s'en trouve en conséquence hypothéqué.
Ainsi, dans une fonction publique déjà surpeuplée et inopérante, les nouveaux maîtres du pays continuent de créer artificiellement des milliers de nouveaux emplois destinés uniquement à complaire à leurs électeurs des demandeurs d'emploi restés en chômage à cause d'une politique d'enseignement inadéquate.
On recrute d'abord pour se débrouiller le financement après
Pis encore, on rétablit en surcharge tous ceux qui ont perdu leurs emplois depuis des années sous la dictature sachant pertinemment qu'après toutes ces années d'éloignement, ces fonctionnaires ne sauraient plus avoir la moindre utilité à leur administration. N'aurait il pas été plus judicieux pour les finances publics et plus intéressant pour la communauté de réparer le préjudice de ces ex persécutés par un versement unique leur permettant au moins de se constituer un capital de quoi initier une activité économique ou autre petit projet bénéfique pour l'économie dans son ensemble?
Quand on pense que dans les pays beaucoup plus riches et développés, autant dire qu'ils ont bien les moyens de tout se permettre, aucun fonctionnaire local ne peut être engagé avant que la communauté ne donne son aval après avoir bien vérifié au passage de la disponibilité des ressources nécessaires au financement de son salaire.
Ici, on s'obstine à suivre le chemin inverse voulant qu'on recrute d'abord pour se débrouiller le financement après. Le résultat d'une telle gestion hasardeuse, on le constate avec impuissance à l'aube chaque nouvelle année avec la batterie des nouvelles augmentations d'impôts et taxes qui viennent attiser la spirale inflationniste des prix.
Ainsi, il est intéressant de noter que malgré la révolution et les aspirations au changement radical tant clamées par les nouveaux dirigeants, ces derniers continuent de puiser dans le trésor public comme s'il était une caisse sans fond sans la moindre considération pour le contribuable qui, faut-il toujours le rappeler, constitue la principale ressource contributive du budget.
Face à cette gestion dispendieuse et arbitraire des finances publiques qui, de plus est, est conduite sans la moindre obligation de rendre compte à ses administrés, comment alors continuer de s'étonner de voir quelques contribuables éviter de s'acquitter de leur obligation fiscale?
Pour une réconciliation du contribuable avec l'Etat
Force nous est donc de constater aujourd'hui que le véritable défi pour ce pays est loin de résider dans la remise en marche de l'appareil économique qui, portée par un secteur privé laborieux et inventif, a malgré tout continué à tourner même aux pires moments du désordre et de l'anarchie qui ont suivi la révolution.
Le véritable défi réside en effet dans l'aptitude de la nouvelle classe politique d'assurer une gestion rigoureuse et efficace des ressources budgétaires bien limitées de ce pays. Ce défi passe inévitablement par la remise en cause totale de la distribution des enveloppes budgétaires jusque là usitée, l'abandon franc et définitif du train de vie dispendieux de l'Etat, l'arrêt des recrutements de complaisance, la redéfinition des priorités des dépenses publiques et le renforcement du contrôle et suivi des dépenses budgétaires ainsi que de leur divulgation auprès du public. Ce n'est qu'une fois ce chemin parcouru que l'on pourra parler de prémisses d'une réconciliation du contribuable avec l'Etat.
* Expert comptable.