L'auteur appelle à plus d'analyses face aux flux d'IDE, ainsi qu'à plus de circonspection face à des politiques de développement qui font d'eux le levier essentiel de la création d'emploi et de la croissance.
Par Guillaume Almeras*
Depuis près de quinze ans, les investissements directs étrangers (IDE) passent pour être l'une des plus importantes sinon la principale clé du développement économique dans les pays méditerranéens. Favoriser les IDE aura été ainsi l'une des plus constantes et prioritaires tâches de ces pays, en contraste total avec l'attitude des pays émergents qui, lorsqu'ils ne les ont pas directement taxés (Thaïlande, Brésil), les ont toujours autorisés avec beaucoup de réserve (Corée du Sud, Chine, Inde). Mais en Méditerranée, rien n'aura pu entacher la faveur dont bénéficient les IDE.
Qui a parlé de création d'emploi ?
Dans ces conditions, on ne se sera pas vraiment attaché à distinguer les IDE productifs et les IDE spéculatifs, les véritables investissements des simples placements de portefeuille.
Pourtant, qu'apportent ces derniers? Un afflux de devises immédiat certes mais, à terme, une sortie nette de devises pour le pays d'accueil correspondant au rapatriement du capital et des intérêts ou d'intérêts supérieurs au capital de départ. A court terme, de plus, un surenchérissement de la monnaie locale, faisant baisser la compétitivité internationale du pays.
On ne peut donc parler simplement d'«IDE» et, s'il faut s'efforcer d'y voir un peu plus clair à cet égard, il faut se préparer à quelques surprises. La Tunisie en offre un bon exemple, à suivre les chiffres publiés par son Agence de promotion des investissements étrangers (Fipa).
Si l'on considère, en effet, les IDE (hors énergie) reçus par la Tunisie, on constate d'abord que, de 2006 à 2012, ceux-ci n'ont créés que 59.048 emplois nets, très en-deçà des besoins d'un pays connaissant un sous-emploi important.
En 2012, les cinq principaux investisseurs en Tunisie ont été :
- le Qatar (48% des IDE);
- la France (24%);
- l'Italie (8%);
- l'Allemagne (6%) ;
- le Koweït (2%).
Cependant, la même année, quels investisseurs étrangers portaient le plus d'emplois en Tunisie?
- la France (36% des emplois générés par des IDE);
- l'Italie (18%);
- l'Allemagne (16%);
- la Belgique (5%);
- la Suisse (3%).
On ne peut mieux souligner qu'il n'y a pas de lien direct entre IDE, pris globalement, et création d'emplois qu'en comparant les pourcentages des deux précédentes listes.
Quels pays sont aujourd'hui les plus présents en Tunisie à travers des sociétés leur appartenant en tout ou partie?
- la France (41% des entreprises à capitaux étrangers);
- l'Italie (24%);
- l'Allemagne (7%);
- la Belgique (6%);
- le Royaume-Uni (2%).
En termes productifs, ainsi, l'Allemagne ou la Belgique sont pour la Tunisie des investisseurs bien plus efficaces que le Qatar ou le Koweït.
Considérons à présent les pays qui ont le plus investi dans le secteur manufacturier tunisien depuis 2006. Il s'agit de:
- la France (28% des IDE dans ce secteur);
- l'Italie (18%);
- le Royaume-Uni (14%);
- l'Espagne (9%);
- l'Allemagne (8%).
Le Tunisia Investment Forum: le rendez-vous annuel des investisseurs étrangers en Tunisie.
Toutefois, considérons à présent les pays qui ont proportionnellement créé le plus d'emplois par dinar investi. Ce sont, par ordre:
- la Belgique (0,36 emplois pour 1.000 TND investis);
- le Luxembourg (0,23 emplois);
- la Hollande (0,18 emplois);
- l'Allemagne (0,18 emplois);
- les USA (0,17 emplois).
On ne retrouve dans cette liste aucun des pays les plus importants investisseurs en montant de 2006 à 2012 : Emirats arabes unis, France, Qatar, Italie. Par comparaison, l'Italie a créé 0,08 emplois par millier de TND investis et la France 0,06 emplois.
On notera que le seul pays qui apparait dans chacune des cinq listes de pays ci-dessus est l'Allemagne et que le pays le plus potentiellement créateur d'emplois est la Belgique. Nous avions prévenu de quelques surprises...
«Le mythe des centres d'appels»
Dès lors, il faut aller plus loin et, au vu des éléments que nous venons de présenter, ne pas hésiter à mettre en question deux orientations qui ont été déterminantes dans le cadre des politiques euro-méditerranéennes depuis le Protocole de Barcelone.
Parmi les investisseurs étrangers en Tunisie, la France et l'Italie sont deux poids lourds mais, par rapport au volume de leurs investissements, elles ne sont pas les plus pourvoyeuses d'emplois. Et cela amène à reconsidérer ce qu'on pourrait appeler «le mythe des centres d'appels»: le Maghreb trouve des ancrages en Europe du Nord et son destin économique n'est peut-être pas de devenir principalement la banlieue industrielle de l'Europe du Sud. Les choses, en tous cas, ne peuvent être pensées de manière aussi simple.
Par ailleurs, l'idée d'une solution triangulaire : UE/pays méditerranéens/pays du Golfe pourrait bien n'être qu'un leurre. Depuis 2006, l'Arabie saoudite a créé 6.160 emplois en Tunisie... Tandis que les importants apports de fonds qataris en 2012 ont correspondu pour l'essentiel à l'acquisition de 15% de Tunisiana.
A vrai dire, il est assez facile de comprendre que les fonds souverains du Golfe sont, par leur nature même d'instrument de gestion d'une richesse nationale, à la recherche de placements relativement sécurisés plus que d'investissements au sens industriel du terme. Pourtant, l'idée que le Golfe pourrait «payer» à la place de l'UE pour le développement méditerranéen est ancrée, particulièrement en France où, apparue au cours des années 70, elle a resurgi dans le cadre de l'Union pour la Méditerranée et s'est maintenue depuis lors.
Au total, on ne peut qu'appeler à plus d'analyses face aux flux d'IDE, ainsi qu'à plus de circonspection face à des politiques de développement qui font d'eux le levier essentiel de la création d'emploi et de la croissance. Mais on peut malheureusement douter que ces quelques remarques puissent même seulement entailler la faveur avec laquelle on regarde les IDE sur la rive sud de la Méditerranée...
* Consultant international sur les questions de développement économique et financier, associé au groupe d'analyse de JFC Conseil.