Les Journées de l’Entreprise, les 10 et 11 décembre au port El Kantaoui, à Hammam-Sousse, ont été une occasion pour les membres du gouvernement de rappeler au système productif national ses carences et manque de réactivité. Ridha Kéfi
Lors de ces journées, organisées par l’Institut arabe des chefs d’entreprises (Iace) sous le thème: «L’entreprise face à ses défis», nous avons écouté le Premier ministre et d’autres membres du gouvernement énumérer les décisions et mesures prises par les pouvoirs publics pour impulser l’appareil productif, lui permettre de monter en gamme et contribuer ainsi plus efficacement à la création de richesses et de plus-values.
La stratégie d’émergence élaborée par le gouvernement est cohérente et sa traduction en plans de développement limpide. Quant aux outils mis en place pour aider à sa réalisation, ils semblent répondre aux attentes du système productif.
Quand le Premier ministre remue le couteau dans la plaie
Comment alors expliquer la persistance de certaines carences au cœur même de l’entreprise, qui l’empêchent d’atteindre de nouveaux paliers sur la voie de l’excellence? Où se situe le goulot d’étranglement? Doit-on parler d’incompétence, d’insouciance ou même de résistance?
Quand le Premier ministre, dont on connaît la délicatesse, croit devoir remuer le couteau dans les plaies de l’entreprise tunisienne, nos entrepreneurs doivent-ils lire dans cette posture inédite, quelques regrets, de simples reproches ou l’expression d’une réelle impatience?
M. Mohamed Ghannouchi a cru aussi rappeler aux entrepreneurs leurs craintes passées, lorsque la Tunisie a signé, en 1995, un accord d’association avec l’Union européenne (Ue) pour la mise en place d’une zone de libre échange. Et de souligner, au passage, tout ce que cet accord a apporté à la Tunisie, et particulièrement aux entreprises, en termes de mise à niveau, de compétitivité, de croissance, etc.
Ce rappel n’était pas fortuit. Ni anodin. C’était une manière de dire aux entrepreneurs présents: vos craintes passées étaient infondées ; vos atermoiements actuels pourraient constituer des freins à votre développement futur. Et à celui de votre pays…
La prochaine étape sera marquée par l’émergence de nouveaux défis, qui provoqueront une profonde mutation au niveau de l’équation de développement en Tunisie, a souligné M. Ghannouchi, ajoutant qu’en dépit de l’amélioration des indicateurs inhérents à l’entreprise, celle-ci présente des carences criardes.
D’une plaie l’autre
Ces carences, ou «plaies» de l’entreprise tunisienne, le Premier ministre et ses collègues du gouvernement en ont souligné les plus importantes.
Il y a d’abord la taille de la majorité de nos entreprises, qui sont des Pme. Ce qui réduit leur compétitivité dans un marché intérieur de plus en plus ouvert et les empêche de sortir sur les marchés internationaux. A la moindre secousse ou retour de conjoncture, ces entreprises se retrouvent en difficulté. C’est le cas aujourd’hui de nombreuses sociétés du secteur touristique.
Ensuite, la majorité des entreprises tunisiennes ont un caractère familial. Ce qui complique les processus de succession en leur sein, les fragilise et menace leur pérennité.
La troisième plaie découle en partie de la seconde: la majorité de nos entreprises ne sont pas cotées en bourse dans la mesure où, sur les 6.000 entreprises industrielles, seules 56 le sont. Ce nombre tombe même à 45 si l’on exclue les entreprises bancaires. Or, la cotation des entreprises en bourse leur permet de (ou les contraint à) améliorer leur aptitude à assurer une bonne gestion de leurs affaires (consolidation de la comptabilité, adoption des règles de la transparence, création de sociétés holding, mise à niveau ses ressources humaines, etc.)
Quatrième plaie: le taux d’encadrement de nos entreprises est trop faible. Il est estimé à 10% dans le privé et à 16,4% dans le public, alors qu’il s’établit à 65% dans les pays de l’Ocde, à 47% au Portugal, pays aux moyens comparables aux nôtres. Pis : ce taux dépasse 20% dans la plupart des pays en concurrence avec la Tunisie sur les marchés internationaux. Cette situation contraste fortement avec les défis actuels de l’emploi dans le pays, où 60% de la demande additionnelle est représentée par les diplômés de l’université. Taux qui atteindra 70% en 2014.
Cinquième plaie: malgré les efforts de mise à niveau, la productivité de l’entreprise tunisienne est demeurée très faible comparée à celles des pays industrialisés. Le différentiel avec l’Ue, notre principal partenaire, atteint 25% pour les produits et 50% pour les services. L’objectif du gouvernement pour 2014 consiste à améliorer la productivité et à élever à 50% sa contribution au taux de croissance (contre 30% aujourd’hui). L’entreprise a donc du pain sur la planche.
Sixième plaie: la faible intégration horizontale des entreprises tunisiennes qui fonctionnent souvent en vases clos, regardant généralement vers l’étranger et n’établissant pas des synergies suffisantes entre elles.
Septième plaie : au moment où le pays cherche à passer à un modèle de développement porté par l’innovation technologique, nos entreprises tardent à s’engager sur cette voie, en créant des cellules dédiées à la recherche et développement, en érigeant des ponts avec les centres de recherche scientifique, en améliorant leur taux d’encadrement et en privilégiant les activités à forte valeur ajoutée.
Les obstacles à l’innovation
Selon les résultats d’une enquête réalisée par l’Iace sur «la dotation en compétences», plusieurs obstacles entravent la démarche innovation des entreprises tunisiennes. Parmi ces obstacles: le faible accès aux sources d’information (foires, clients, bureaux de conseil…), le recours insuffisant aux organismes publics de recherche et aux centres de recherche universitaire, et l’insuffisance des outils de veille stratégique… L’étude déplore aussi l’absence d’une vision globale, d’un plan adapté et d’un environnement de travail stimulant à même d’aider au développement de l’innovation au sein de l’entreprise.
M. Béchir Tekkari, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, a appelé, à ce propos, les entreprises à profiter des mécanismes d’appui financier et autres que l’Etat a institués pour développer leurs activités de recherche et développement, tels que la Prime d’investissement dédiées à la recherche et développement (Pird), le Programme de valorisation des résultats de la recherche (Pvrr) et le Programme national de recherche et d’innovation (Pnri).
«Le monde économique a souvent reproché, et parfois à juste titre, au monde universitaire sa rigidité et son opacité», a lancé le ministre aux entrepreneurs, en formulant l’engagement de son département à «substituer la transparence à l’opacité et la souplesse à la rigidité». Et de poursuivre avec cette interrogation, qui a valeur de reproche: «Est-ce qu’on se connaît suffisamment pour agir ensemble?»
Tout en demandant à l’entreprise de s’impliquer davantage dans la formation des compétences dont elle a besoin, le ministre n’a pu s’empêcher de constater des réticences chez les entrepreneurs à s’engager dans cette voie. Pour preuve: la faiblesse des diplômes en co-construction, conçus pour aider l’université à répondre aux besoins de l’entreprise. Seuls 37 licences de ce type ont été créées, qui ne concernent que 900 étudiants, soit 0,25% des effectifs.
Cette phrase du ministre mérite d’être méditée par ces chers entrepreneurs, aujourd’hui soucieux de faire face à leurs propres carences: «On ne peut exiger de l’université qu’elle réponde aux besoins de l’entreprise si celle-ci ne fait rien pour les révéler».