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Lenteur de l'administration judiciaire, instrumentalisation politique, racket, chantage et corruption... Le dossier des hommes d'affaires interdits de voyage se perd dans les méandres de la transition. A qui profite le «crime»?

Par Marwan Chahla

Vendredi, un collectif d'avocats des hommes d'affaires interdits de voyage a tenu une conférence de presse pour porter à la connaissance des médias et de l'opinion publique cette épineuse question sciemment ignorée et la soumettre à un débat national.

Pour ce comité de défense, il ne s'agit de passer l'éponge sur la mauvaise conduite d'une catégorie de nos concitoyens, sous le régime de Ben Ali. Si la culpabilité de ces personnes est prouvée, la justice doit être faite, nous dit-on. Selon Me Lazhar Akremi, membre de ce collectif, cette affaire a été démesurément politisée et, pour l'intérêt du pays, elle devrait être résolue de toute urgente. Son confrère Me Wissem Saïdi dénonce la mauvaise volonté et l'opportunisme de certaines parties qui ont fait fortune sur ce dossier. Il menace de porter ce dossier devant les instances judiciaires internationales.

Restaurer la confiance au sein des entreprises

Le collectif des avocats a rappelé que le règlement de cette question aura l'effet bénéfique de restaurer la confiance au sein des entreprises concernées, de leur redonner la vitalité dont elles ont besoin et, par conséquent, créer de nouvelles opportunités d'investissement en Tunisie et à l'étranger. Les autres retombées de la levée de l'interdiction de voyage imposée à certains hommes d'affaires sont également évidentes: elle générera des emplois et pourvoira les caisses de l'Etat en ressources plus qu'indispensables.

La Révolution détient donc une bonne part de la solution à ses problèmes. Alors que Mehdi Jomaâ, le chef du gouvernement provisoire, et ses ministres sont devenus des globe-trotters frappant à la porte des pays frères et amis pour demander leur aide, des dizaines et des dizaines d'hommes d'affaires, pour des raisons qui restent encore à déterminer, sont privés de leurs droits les plus élémentaires, tels que celui d'exercer librement leur profession ou celui de se déplacer à l'étranger.

Le dossier de cette catégorie de nos concitoyens, très sensible car il a très souvent été lié dans une certaine mémoire collective de la Révolution au clan des Trabelsi sous l'ancien régime, a refait surface ces derniers jours pour de multiples raisons. Des voix se sont élevées contre les «injustices» dont seraient victimes ces chefs d'entreprises, d'autres dénoncent l'exploitation faite par certaines parties de cette position de faiblesse de ces hommes d'affaires, d'autres encore accusent que certains acteurs ne souhaiteraient tout simplement pas que ce dossier soit réglé.

Passer aux choses plus sérieuses

Par conséquent, plus de deux années de marasme économique, de crise profonde, de prévisions de croissance plusieurs fois démenties, de déficits en tous genres, de fardeau de la dette extérieure chaque jour de plus en plus alourdi, tout cela et bien d'autres faillites économiques et financières, dont les gouvernements Troïka 1 et 2 se sont rendus coupables, n'ont pas convaincu le pays et sa justice à crever définitivement cet abcès de la suspension du droit au voyage de certains hommes d'affaires, de liquider ce dossier une bonne fois pour toutes pour passer aux choses plus sérieuses: le lancement de projets de développement dans les régions, la création de nouveaux emplois, le sauvetage du système bancaire, la refonte administrative, la consolidation des infrastructures, la remise sur pied du secteur touristique, l'attraction de l'investissement, etc. Tant de tâches urgentes qu'une certaine susceptibilité révolutionnaire mal placée, l'incompétence nahdhaouie à diriger les affaires du pays, la mauvaise volonté politique des islamistes et leur populisme ont paralysé.

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Me Wissem Saïdi dénonce la mauvaise volonté et l'opportunisme de certaines parties qui ont fait fortune sur ce dossier.

Certes, le nombre des hommes d'affaires privés de leurs passeports a été ramené de 450, au lendemain de la Révolution, à près d'une centaine, aujourd'hui, mais les affaires soumises à la justice et dans lesquels sont impliqués ces chefs d'entreprise sont de l'ordre d'une quinzaine de milliers, a déclaré Me Wissem Saïdi, vendredi, au micro de ''Midi Show'' sur Mosaïque FM.

Cette inflation de ce type d'affaires judiciaires, explique l'avocat, découle d'un certain nombre de vices de forme procédurale instaurée depuis la Révolution. Les dysfonctionnements de la justice dans le traitement des cas de ces hommes d'affaires interdits de voyage à l'étranger sont nombreux: ils comprennent cet aspect «fantaisiste» qui consiste à prendre la parole de n'importe quel plaignant pour une vérité absolue et à entraîner automatiquement la privation du chef d'entreprise présumé coupable de son passeport.

A cette hâte de suspendre les voyages de l'accusé viennent se mêler les lenteurs judiciaires et le manque de moyens humains et matériels, dont disposent les juges pour le traitement de ces affaires qui se comptent par milliers. Et tout cela a rendu ce dossier quasiment insoluble.

Racket, immoralité, chantage et corruption

Certains, à l'instar de Me Akremi, dénoncent la dimension politicienne qui a été donnée à ce dossier pour en faire un fonds de commerce. Me Saïdi appelle les choses par leur nom et parle des plusieurs cas où la promesse d'une solution rapporte des faveurs en monnaie sonnante et trébuchante, en prêts ou achats de voitures (avec ou sans chauffeur!), en locations ou dons de bureaux pour des partis politiques, etc. Bref, ce dossier des hommes d'affaires interdits de voyage a généré un système de pratiques mafieuses qui échappe totalement à tous les contrôles.

Racket, immoralité, chantage et corruption ont miné l'activité économique et financière dans notre pays, ont fait fi des libertés et des droits individuels et privé injustement la Révolution des ressources et du savoir-faire de certains de nos concitoyens.

Sur ce chapitre de la transition démocratique, en somme, la justice tunisienne devrait apprendre à procéder avec célérité et efficacité pour que les modestes moyens de notre pays et l'intelligence de ses hommes et ses femmes soient investis dans la construction du meilleur avenir commun.