La politique économique de Mehdi Jomaa marque une inflexion historique par l'élimination de la compensation et la stigmatisation des salariés. Elle prépare le retour de la colonisation.
Par Anis Somai
Les choix macroéconomiques du chef du gouvernement provisoire détonnent et étonnent, car ils rompent, lentement mais sûrement, avec l'héritage économique de la Tunisie postcoloniale.
M. Jomaa a, en effet, décidé la levée de la compensation, sans concertation avec les parties concernées. Ayant refusé d'en débattre avec les experts en la matière, il s'emploie à mettre fin à la compensation et à politiser le Dialogue économique, prévu pour le 28 mai 2014, pour en faire un partenaire dans cette démarche éradicatrice.
Les salariés et les démunis en point de mire
Depuis sa nomination, M. Jomaa a continué ce qu'il a commencé sous le gouvernement Larayadh, à savoir l'élimination de la compensation, sans aucun état d'âme. L'homme, dont l'accession à la tête du gouvernement est le fruit du Dialogue national, a presque oublié les vertus du dialogue. Et il croit pouvoir faire endosser la responsabilité de la quasi faillite de l'Etat aux couches démunies. Lever la compensation équivaut, en effet, à condamner à la disette la moitié des Tunisiens. Au lieu de cibler la subvention, les autorités se précipitent à la lever de façon uniforme sans distinction de pouvoir d'achat. Sinon, quelle mesure de compensation M. Jomaa a-t-il prévu en faveur des classes moyennes et défavorisées?
Depuis son investiture, le chef du gouvernement n'a rien fait pour réaliser l'équité fiscale tant attendue, perpétuant la tradition de faire supporter le fardeau fiscal par les salariés. La fiscalité est d'ailleurs devenue quasiment confiscatoire pour les petites gens.
C'est ainsi qu'un salarié qui gagne 1.000 dinars/mois paye un impôt de 1.800 à 2.000 dinars/an alors qu'un médecin qui gagne 500 dinars/jour (au bas mot) paye un impôt moyen de 500 dinars/an.
Mehdi Jomaa reçu en avril par Barack Obama.
D'après une enquête réalisée par notre confrère ''Al-Masder'', les salariés en Tunisie fournissent 92% de l'enveloppe globale de l'impôt sur le revenu, soit 3,2 milliards de dinars. Les 8% restants sont payés par les médecins, avocats et autres métiers dits libéraux soumis au régime forfaitaire.
Le salaire moyen tunisien est estimé à 600 dinars/mois. Comment cette catégorie de salariés pourra-t-elle vivre sans l'aide de la Caisse générale de compensation (CGC)?
Sur un autre plan, M. Jomaa, qui n'a rien entrepris pour faire face à l'inflation, mieux réguler le marché et maîtriser le coût de la vie, ne rate pas une occasion pour demander aux Tunisiens de faire des sacrifices en matières de salaires, de subventions, de dépenses sociales, etc. Mais quels sacrifices peut-il sérieusement demander d'un salarié gagnant 600 dinars, père de famille et locataire de son logement?
Le 22 avril 2014, M. Jomaa a déclaré que toutes ses décisions sont le fruit d'un consensus et de concertations avec toutes les parties concernées. Or, la question de la réforme de la CGC n'a encore fait l'objet d'aucune concertation. La levée de la compensation a été décidée depuis octobre 2013 par M. Jomaa, alors ministre de l'Industrie, et son secrétaire d'Etat à l'Energie de l'époque Nidhal Ouerfelli. Elle a été adoptée au cours de l'un des derniers conseils des ministres du gouvernement Larayedh. Ni les salariés, ni le peuple, ni l'UGTT, ni l'Utica, ni l'Organisation de défense des consommateurs, ni le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux n'ont été sollicités pour donner leur avis à ce propos.
Mehdi Jomaa reçu à New York par le président de la Banque Mondiale Jim Yong-Kim.
Le 20e congrès du Forum de recherche économique, tenu au Caire du 22 au 24 mars 2014 et qui a rassemblé plus de 250 économistes et chercheurs, s'est inscrits contre les choix néolibéraux de Mehdi Jomaa, qui sont loin de répondre aux revendications du peuple ayant fait la révolution. En effet, le peuple révolutionnaire n'a pas demandé la réforme de la CGC, l'annulation des subventions, l'augmentation des tarifs du gaz et de l'électricité à partir de mai 2014 et la cession des banques et entreprises publiques comme la Steg, la Sonede, la SNCFT, l'Onas, etc.
Mehdi Jomaa ne cesse de souligner l'impératif, pour chaque intervenant, d'assumer ses responsabilités. Mais assume-t-il vraiment lui-même les siennes? Et est-il conscient des conséquences de l'élimination de la compensation?
Nidhal Ouerfelli, ne rate aucune occasion, lui aussi, pour stigmatiser les salariés et les fonctionnaires, laissant entendre que ces derniers constituent un fardeau pour les caisses de l'Etat. M. Ouerfelli va même jusqu'à menacer, de façon à peine voilée, de non payement des salaires à partir de juillet 2014. Cet alarmisme vise à conditionner le Tunisien moyen et le préparer aux décisions douloureuses qui l'attendent. Et qu'est ce qui attend le Tunisien? L'austérité, c'est-à-dire la levée de la compensation, la diminution des dépenses sociales, l'augmentation des tarifs du carburant, du gaz et de l'électricité et la cession de certaines entreprises publiques.
Mehdi Jomaa chez Christine Lagarde, présidente du FMI.
Un traité du Bardo bis ?
Sur un autre plan, on se doit aussi d'informer les Tunisiens que leur pays va bientôt contracter un crédit de 300 millions d'euros de l'Union européenne (UE) à des conditions scandaleuses. L'accord relatif à ce crédit ressemble à s'y méprendre au traité du Bardo de 1881, qui a instauré le protectorat français en Tunisie.
En effet, l'UE exige une ouverture complète du marché tunisien, un accès libre à la propriété privée pour ses ressortissants sans contraintes ni autorisations, un accès libre à la propriété des terres agricoles, la levée de la subvention, la consolidation des politiques de l'Union en Tunisie et le renforcement de ses intérêts, avec la possibilité d'inspections et audits inopinés des opérations comptables relatives au crédit, sans oublier l'impératif d'instaurer un régime politique parlementaire multipartiste.
François Hollande reçoit Mehdi Jomaa à l'Elysée: pour une "Conférence des Amis de la Tunisie".
Les Tunisiens ne sont pas conscients du piège que leur tendent les «démocraties» occidentales avec l'aval de l'Assemblée nationale constituante (ANC) et du chef du gouvernement provisoire.
La députée européenne Marie-Christine Vergiat a dénoncé ce prêt et les conditions pièges y afférentes imposées par l'UE. Dans un texte titré «Prêt toxique à la Tunisie: le bal des Tartuffes», publié sur son blog le 17 avril 2014, la parlementaire a dénoncé les dangers liés au prêt de l'UE et plaidé pour sa transformation en don.
Quant à la conférence des «Amis de la Tunisie», que propose d'organiser la France dans quelques mois, on est en droit de nous interroger sur ses tenants et aboutissants. Souvenons-nous des précédentes conférences du même genre: la conférence des «Amis de l'Irak», la conférence des «Amis de l'Afghanistan», la conférence des «Amis de la Syrie», etc. Tous ces pays, faut-il le rappeler, ont été détruits par leurs «amis».
Lorsqu'on annonce l'organisation d'une pareille conférence, c'est que l'on considère que le pays auquel elle est consacrée n'est plus en mesure de se gouverner lui-même et qu'il a besoin de tuteurs. La transition démocratique est-elle en train de préparer le retour de la colonisation sous une autre forme?
Illustration: Mehdi Jomaa reçoit à Tunis le commissaire européen Stefan Füle.
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