Le Pdg et le directeur général du groupe Loukil racontent leurs démêlées avec l’administration de l’ex-dictateur: interventionnisme, partialité et entorses à la loi pour servir les intérêts du clan de l’ex-président…


En postulant, en 2005, à la reprise de la Société tunisienne des automobiles Citroën (Stac), concessionnaire des voitures Citroën en Tunisie, la société Aures, filiale du groupe Loukil, était loin d’imaginer les problèmes auxquels elle devrait faire face, et qu’elle continue de traîner comme un boulet de fer jusqu’à aujourd’hui.

Le ministre fourre son nez
Ces problèmes ont découlé de la situation financière catastrophique de la Stac, mais aussi des nombreux obstacles mis sur son chemin par l’administration publique, ainsi que par les banques auprès desquelles la Stac avait cumulé des dettes, elles-mêmes soumises aux diktats de ladite administration, ici le ministère du Commerce et de l’Artisanat et la direction générale de la Douane, eux aussi soumis aux ordres du Palais de Carthage.
Sur les douze candidats à la reprise, la «short list» de Citroën France avait alors retenu Aures et deux autres importants groupes tunisiens. Aures, qui a finalement été retenue, a signé, en août 2005, un contrat de distribution des voitures Citroën en Tunisie avec la maison mère française.
Pour officialiser cet accord, une réunion s’est tenue dans le bureau du ministre du Commerce et de l’Artisanat, en présence de Michel Figier, directeur central de Citroën. Contre toute attente, «le ministre a exprimé des réserves quant au choix du groupe Loukil par le constructeur français. En réponse à ces réserves, M. Figier répondit qu’il était venu informer les autorités tunisiennes du choix de son entreprise et non demander leur accord sur ce choix. ‘‘L’Etat tunisien n’ayant pas à se mêler d’un accord commercial de concession’’, a-t-il souligné», se souvient Bassem Loukil, qui a représenté Aures dans cette réunion.

52 millions de dinars de dettes
Pour pouvoir distribuer les véhicules Citroën, l’entreprise des Loukil devait se voir délivrer un agrément du ministère du Commerce et de l’Artisanat. L’accord de principe pour l’octroi de cet agrément lui a été signifié par lettre en septembre 2005. Mais l’octroi définitif du document était conditionné par la reprise de la Stac, alors dirigée par Youssef Krifa, qui en détenait 60% du capital (40% pour Citroën France). L’accord de reprise de la Stac par Aures a d’ailleurs été finalisé au cours du même mois.
La Stac, qui employait 108 personnes, était dans un état financier catastrophique. Ses dettes s’élevaient à quelque 52 millions de dinars, dont 45 millions de dinars dus à la seule Banque du Sud, devenue aujourd’hui Attijaribank.
«Nous savions que la Stac était vieillissante, mais l’état des lieux qui nous avait été communiqué lors de l’achat ne correspondait pas du tout à l’état de délabrement avancé dans lequel nous avons trouvé l’entreprise et ses locaux», explique Bassem Loukil. Il ajoute: «Pour redynamiser l’entreprise, améliorer son image et assurer le redéploiement de la marque Citroën à Tunis, nous avons du revoir notre plan de reprise et lancer d’importants investissements non prévus.»

Des quotas à la tête du client  
En 2007, Aures a déjà engagé 65 millions de dinars pour la reprise de la Stac et consacré 7 millions de dinars pour le développement du réseau Citroën, la formation du personnel commercial et technique, la création d’un showroom moderne dans le quartier des Berges du Lac, et l’embauche de 70 personnes, portant ses effectifs à près de 260 salariés dans ses différents showrooms, ateliers, magasins de pièces de rechange et bureaux administratifs
Le business plan élaboré lors de la reprise de la Stac en 2005 et présenté à toutes les parties concernées, notamment la Banque centrale de Tunisie (Bct), le ministère du Commerce et les quatre banques auprès desquels la Stac avaient des dettes (Banque du Sud, devenue Attijari, Biat et Amen Bank et Stb), prévoyait, entre autres, l’octroi, par la tutelle, à Aurès, d’un quota annuel d’importation de véhicules Citroën évalué à 3.800 unités, soit un peu plus que le dernier quota attribué à la Stac (3.500 unités).
Quatre années plus tard, Aures n’a jamais atteint ce quota. Celui-ci s’est établi à 2.914 en 2009 et à 3.134 en 2010, contre 11.000 pour la seule société Ennakl, concessionnaire des voitures Volkswagen, Audi, Porsche et Kia, de Sakher El Materi, le gendre du président Ben Ali. Peugeot, appartenant au même Groupe PSA, bénéficie, pour sa part, d’un quota dépassant les 5.800 unités par an, pratiquement le double d’Aures Citroën. Sans parler du quota attribué à la société Alpha, distributeur des marques Ford, Jaguar, Land Rover et Hummer, la filiale du groupe Karthago de Belhassen Trabelsi, le beau frère du même Ben Ali.
La tutelle ne se contentait pas d’accorder des quotas d’importation de véhicules beaucoup plus élevés aux concessionnaires proches de l’ex-président, elle s’employait aussi à multiplier les obstacles administratifs devant leurs concurrents: retard dans la délivrance des agréments, des autorisations, des contrôles fiscaux réguliers, pression sur les banques pour qu’elles augmentent leurs taux d’intérêt ou se montrer plus fermes dans le rééchelonnement des dettes, etc. Ainsi, le taux d'intérêt pratiqué par Attijari Banque tenait presque de l’usure (TMM +3.5%) pour une société en difficulté.

La sanction du contrôle fiscal
«Nous avons reçu un contrôle fiscal le 15 janvier 2006, 3 jours après le rachat de la Stac, alors que celle-ci n’a pas subi un seul contrôle durant 30 ans d’exercice. Après l’accord de concession signé avec Citroën France, qui n’était pas du goût de l’ex-ministre du Commerce, Aurès a eu droit à trois contrôles fiscaux en quatre ans. Les autres sociétés du groupe Loukil ont été contrôlées 17 fois en trois ans. A elle seule, Medcom, société distributrice des produits Samsung, que convoitait Mohamed Trabelsi, un parent de l’épouse de l’ex-président, a été contrôlée 6 fois en trois ans», souligne, de son côté, Walid Loukil.

Le courrier sans réponse
Dans une lettre datée du 11 juin 2007, adressée au ministre du Commerce et de l’Artisanat, le gérant d’Aures rappelle la situation difficile dans laquelle se trouve son entreprise, incapables «d’honorer ses engagements bancaires convenus lors de la reprise de la Stac». Il demande ensuite au ministre «de bien vouloir étudier la possibilité de majorer [le] programme d’importation de l’année 2007 de 1.500 unités afin de [permettre à la société de] faire face à toutes les charges dues à la reprise de la Stac». Et pour cause: la société, qui épuise son programme d’importation au cours des 7 ou 8 premiers mois, se trouve souvent dans l’impossibilité d’honorer ses engagements contractuels de livraison de véhicules utilitaires à usage strictement professionnel, surtout au profit de l’administration publique.
«Cette lettre est restée sans réponse, comme celles qui l’ont précédée ou lui ont succédée. Parfois, en guise réponse, les lettres similaires sont suivies de décisions visant à aggraver encore la situation de l’entreprise», souligne Bassem Loukil.
Ce témoignage des Loukil ne sera sans doute pas le dernier. Beaucoup d’hommes d’affaires en ont gros sur le cœur et voudraient apporter d’autres éclairages sur les pratiques à la limite de légalité de l’administration tunisienne sous l’ancien régime. Les journalistes de Kapitalis sont à leur disposition pour contribuer à dénoncer ces pratiques et aider ainsi à nettoyer les rouages de l’économie tunisienne gravement gangrénés par le système de corruption et de concussion mis en place par Ben Ali et sa horde de vautours insatiables.

Ridha Kéfi