Selon l'économiste Moez Joudi, la 1ère sortie «en solo» de la Tunisie postrévolutionnaire sur le marché financier international est un grand fiasco.
Par Marwan Chahla
Intervenant, mercredi 28 janvier 2015, sur Nessma TV, M. Joudi a déploré que l'on puisse cacher ainsi la vérité à l'opinion publique tunisienne et que l'on s'évertue à présenter, officiellement, cette émission obligataire de la Tunisie sur le marché international des capitaux libellée en dollar américain comme étant «un succès».
Pour lui, il n'en est rien: «M. Ayari n'évoque qu'une partie de l'histoire. Il a choisi de parler uniquement de la moitié pleine du verre. La partie vide du verre, il n'en pipe pas mot. Je me demande s'il s'agit d'un oubli intentionnel ou d'une omission involontaire».
Des «obligations pourries»
Sans ménagement, l'expert économique en gouvernance enchaîne: «Parlons de cette moitié vide du verre, car elle est très importante et elle devrait dans une très large mesure déterminer la composition du prochain gouvernement et la sélection des ministres. Il est vrai que la Tunisie a fait le choix de sortir seule, sans assistance, sur le marché financier international et, semble-t-il, cette opération devrait rapporter au pays entre 500 millions et 1 milliard de dollars américains. M. Ayari est venu nous dire qu'il s'agit là d'une bonne nouvelle car, selon lui, la Tunisie a reconquis la confiance des investisseurs, expliquant que, sur le marché de la finance internationale, on ne prête qu'à celui qui mérite la confiance des créanciers. Ce que M. Ayari a omis de préciser c'est que les prêteurs internationaux nous ont imposé un taux d'intérêt avoisinant les 6%. Appelons les choses par leur nom: il s'agit d'un taux d'intérêt de ce que l'on appelle les ''obligations pourries'' (les ''junk bonds''), c'est-à-dire des obligations à haut risque. Traduisons encore plus: les prêteurs sont convaincus qu'il est très risqué de prêter à la Tunisie, et s'ils ont accepté de le faire c'est à des conditions très contraignantes et à un coût élevé».
C'est ce revers de la médaille, donc, que le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT) n'évoque pas dans toutes ses interventions médiatiques.
Moez Joudi poursuit son explication: «Ce coût élevé impliquera automatiquement une plus forte pression sur le budget de l'Etat et, ne craignons pas de le dire, il pénalisera très sérieusement les générations à venir. Rendons-nous bien compte que, pour ce prêt, la Tunisie va devoir débourser annuellement un montant supplémentaire de 135 millions de dinars en services de dette. Comparée à ce qu'elle était, en 2007 par exemple, la prime de risque est près de 7 fois plus élevée – 75 points de base, à l'époque, contre 500 points de base, aujourd'hui!».
Le président de l'Association tunisienne de gouvernance (ATG) s'inquiète également sur la destination de ces prêts: «Tout cet argent ira financer les dépenses publiques et les services de la dette. C'est pour cette raison qu'il est plus qu'urgent de former le prochain gouvernement et que ce dernier nous dise clairement ce qu'il compte faire pour l'économie et les finances du pays ».
Hakim Ben Hammouda et Chedly Ayari n'ont pas à pavoiser... pour avoir endetté davantage le pays.
L'avenir hypothéqué
Moez Joudi s'insurge contre le «triomphalisme» du gouverneur de la BCT «qui présente cette émission obligataire comme une grande réalisation, un exploit» et s'interroge: «Sommes-nous tombés aussi bas pour être heureux comme M. Ayari que l'on puisse prêter à la Tunisie, alors que nous devrions mettre sur pied des projets, attirer les investisseurs et créer des emplois. Là, nous avons l'impression que M. Ayari nous appelle à célébrer une fête économique, un évènement planétaire parce que la Tunisie a obtenu un prêt international. Or, c'est faux et totalement faux... Par le passé, l'on se bousculait pour prêter à la Tunisie: à titre d'exemple, la Banque africaine de développement (BAD) suppliait la Tunisie pour qu'elle lui emprunte. Laissons de côté toutes les considérations politiques... En 2007, la Tunisie empruntait à un ''spread'' (prime de risque) de 75 points de base sur 20 ans, et aujourd'hui on vient nous dire qu'il y a tout lieu d'être heureux qu'on nous prête à 500 points de base sur une durée de 10 années! De plus, ce prêt va servir à combler le déficit du budget de l'Etat, à payer les fonctionnaires, à payer les 800.000 employés de l'Etat...»
Il est inadmissible, conclut Moez Joudi, que «le ministre des Finances (Hakim Ben Hammouda, Ndlr) et M. Ayari, tous deux normalement des responsables sortants, laissent pareille ardoise au prochain gouvernement, à leur départ».
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