Lejri Abderrazak et Néjib Farza, ingénieurs informaticiens et chefs d’entreprises plaident pour une véritable politique de développement de l’industrie tunisienne du logiciel et de l’ingénierie informatique.


Les Tunisiens se sont engagés très tôt en informatique. Dès le début des années 1970, des dizaines d’étudiants se sont inscrits dans les universités françaises, canadiennes et américaines pour suivre des études dans cette discipline.
Nombreux sont ceux qui sont retournés au pays pour prendre en charge ce domaine alors balbutiant et dominé par les expatriés français. Certains ont créé des bureaux d’études et des sociétés de services et d’ingénierie informatique (Ssii), malgré la concurrence qui leur a été faite, dès le départ, par les structures gouvernementales, notamment le Centre national d’informatique (Cni) et les centres informatiques des ministères.
C’est sous l’impulsion de ces entrepreneurs novateurs que, sous l’égide de l’Union tunisienne de l’industrie du commerce et de l’artisanat (Utica), les premières assises nationales de l’ingénierie informatique ont été organisées en 1996. Tous les problèmes qui entravent l’émergence d’une véritable industrie de logiciel et d’ingénierie informatique, à l’instar de ce qui s’est passé en Inde  (toute proportion gardée), ont été soulevés avec force argumentaires, témoignages d’autres pays et enquêtes sectorielles.

Des problèmes latents
Cependant, et même si le secteur a connu un développement important, des problèmes latents persistent jusqu’à nos jours et entravent le développement d’une industrie du logiciel et de l’ingénierie informatique, pilier de la transition vers l’ère de l’économie du savoir et de l’immatériel, génératrice d’emploi et de forte valeur ajoutée.
De nombreuses études ont été menées de façon régulière et à coup de centaines de milliers de dinars, par le biais du financement bilatéral ou d’emprunts auprès de la Banque mondiale, notamment à l’occasion du Sommet mondial de la société de l’information (Smsi, 2003-2005). Leurs résultats ont été, pour le moins, négligeables si ce n’est pour les bureaux d’études étrangers qui n’ont cessé de faire état des données officielles peu crédibles et nous ressasser les mêmes propositions.
Contrairement à ce que prétendaient les responsables du secteur de l’ancien régime, nous n’avons pas atteint les sommets dans le secteur de l’informatique! Quant à nous, nous n’avons pas attendu l’écroulement de ce régime pour opposer notre point de vue aux affirmations officielles et aux discours mensongers et formatés sur ce sujet. Ce qui n’absout pas la représentation patronale du secteur qui n’a pas daigné réagir à la démission de 7 membres sur 12 du bureau de la Chambre syndicale des Ssii en 2002 et a laissé des éléments non représentatifs et peut-être même des charlatans – pour reprendre le terme avec lequel un haut responsable de l’ancien régime a qualifié les professionnels soutenus par les sbires de ce même régime – s’ériger en représentants du secteur.
Ainsi, malgré ce qui est constaté et le discours officiel, l’ingénierie informatique et l’édition du logiciel sont dans une situation indigente comparativement aux potentialités énormes de notre pays.
Que présente le paysage actuel? A part quelques entités versées dans l’off-shoring et/ou qui «hébergent» des ateliers (software factories) de sous-traitance pour des groupes européens, qui trouvent dans le pays une main d’œuvre qualifiée avec un différentiel de coût de facteur 1 à 2 voire 3 – il est vrai qu’ils absorbent la majorité des compétences les plus pointues d’ingénieurs informaticiens du pays –, nous ne trouvons que peu de véritables Ssii d’envergure ou d’éditeurs et /ou d’intégrateurs de renom pouvant aligner plus de cinquante ingénieurs, constituants fondamentaux d’une industrie tunisienne du logiciel et de l’ingénierie informatique.
Bien entendu des «success stories» existent. Mise à part celles qui ont reçu un «coup de pouce» de l’entourage immédiat de l’ancien sommet de l’Etat, les entreprises, qui tirent leur épingle du jeu, se sont détournées du marché local (certaines ont fini par l’abandonner) et se sont focalisées – par des initiatives personnelles et une farouche volonté – sur l’export qui a été capable d’engendrer des revenus significatifs et de les positionner, en tant qu’entité tunisienne, dans la compétition mondialisée grâce à une expertise et des produits de niveau international.
Dans nos propos, il ne s’agit nullement de nier, réduire ou dénigrer l’état actuel de «l’industrie du logiciel et de l’ingénierie informatique». Les acquis doivent être conservés. Il s’agit de booster ce secteur qui constitue l’un des piliers du développement économique et social de l’ensemble des régions du pays.
A cet effet, nous proposons un certain nombre d’axes de réflexion.

Les dysfonctionnements du marché intérieur
D’abord, il convient de libérer et de développer le marché intérieur. Levier important de croissance durable du secteur, ce marché est à la base du positionnement du pays dans la compétition mondiale. Toutes les études l’ont montré: il faut identifier et mettre en œuvre les mesures permettant son développement ainsi que l’élimination des entraves à sa croissance.
Il faut aussi réviser le code des marchés publics car il n’est pas approprié aux spécificités des projets informatiques, car il est fortement orienté vers le domaine des grands travaux publics. Les entraves à la croissance du marché sont les suivants:
- la quasi interdiction de recours aux dispositions de «marchés complexes qui sont plus adaptés aux projets de logiciels et grands projets d’informatisation» et autres dispositions telle que la «régie», l’appel direct («gré à gré») à des compétences ou un savoir-faire particulier et éprouvé ;
- l’exigence des incontournables clauses du «moins disant» et «ferme et non révisable» pour des marchés qui durent plusieurs années, en ce qui concerne la rémunération en contrepartie de spécifications qui, elles, sont élastiques et des délais que les donneurs d’ordre ne respectent pas, expliquant en cela l’enlisement de la majorité des projets et la non prononciation de leur réception dans un grand nombre de cas. Ce qui fait perdre aux opérateurs compétents locaux des opportunités de projets novateurs et précurseurs ;
- les procédures administratives et les pratiques constatées, qui ont fait que l’avis et la décision du contrôleur des dépenses priment sur celles du premier responsable de l’organisme, sous le prétexte fallacieux d’éviter la corruption (sic!). Ce qui a eu pour effet le retrait de la responsabilité du gestionnaire du projet et du donneur d’ordre, le recours systématique au moins disant («mal disant»?) ; ce qui a tiré la qualité vers le bas (sur certaines offres, le tarif de facturation ingénieur couvre à peine le coût de l’ingénieur, et est parfois – ô miracle tunisien! – inférieur à celui d’il y a vingt ou trente ans) ;
- l’externalisation du développement du logiciel voire la gestion de production des centres de production informatique de l’administration et de leur sécurisation (centres de secours): par souci d’auto-développement, l’Etat et les grandes entreprises publiques n’ont cessé de se constituer des structures importantes de développement et de gestion de leur système d’information sans considération de coût de rentabilité et de bonne gouvernance. Ce qui a eu pour conséquence l’exclusion des sociétés tunisiennes dans la participation à la construction et au développement de ces systèmes d’information, à la constitution de centres de compétences pouvant être valorisés sur le plan international (savoir-faire, solutions intégrées), au maintien de centres informatiques budgétivores et peu efficaces. Il est préconisé d’imposer le recours sans réserve ni arrière-pensées aux compétences locales dans des conditions claires et viables de partenariat honnête ;
- l’inefficacité des procédures d’appel d’offres et de gestion des projets informatiques: sans vouloir être médisants, force est de constater l’iniquité des procédures d’appel d’offres suivies par l’administration, les organismes et les entreprises publiques (Cpg, Steg, Cnss, Cnam, etc..), qui élaborent des cahiers des charges rédigés en interne, peu propices et d’une non-qualité édifiante, multipliant les contraintes et les exigences (les clauses administratives primant de loin sur les spécifications techniques), lancent des appels d’offres qui sont souvent reportés, annulés et déclarés infructueux sans aucun respect des soumissionnaires qui y consacrent souvent temps et ressources en pure perte, choisissent les adjudicataires parfois sans leur appliquer les exigences du cahier des charges et font perdurer les projets sans considération des coûts induits ou de la bonne fin des projets. Il s’agit donc de prendre les mesures nécessaires pour rendre les procédures efficaces, les cahiers des charges plus probants et la gestion des projets plus efficiente. Une responsabilité accrue et réelle des chefs de projets et leur sanction en cas d’échec ou de non respect des délais devra être règlementée. Leur assistance par des compétences nationales devra être systématiquement recherchée. Enfin la limitation de l’influence des commissions et autres contrôleurs qui, n’étant pas impliqués dans la gestion du projet, imposent des contraintes irréalisables. Les mesures devront être détaillées conformément aux spécificités du secteur, dans le respect de l’équité et de l’intérêt des donneurs d’ordre. Ces non-projets – représentant des marchés potentiels de plusieurs centaines d’années /homme – et les projets mal gérés constituent un frein empêchant l’émergence de Ssii d’envergure et limitent l’accès au travail de centaines d’informaticiens dont beaucoup sont au chômage ;
- les difficultés de financement des projets informatiques constitue un lourd handicap pour la mue du secteur du stade artisanal à celui d’une véritable industrie. En effet, l’examen du tissu des Ssii montre que, dans leur grande majorité, celles-ci sont constituées de petites unités unipersonnelles, peu capitalisées et ne peuvent engager durablement des dépenses pour la réalisation des projets dont les donneurs d’ordre (l’administration) rendent très contraignante la mise en œuvre et les paiements. Il est usuel de voir des projets, déclarés pour être réalisés en six mois, se trouver retardés dans leur approbation des phases intermédiaires sur une année ou plus avec des paiements en retard et des retenues indues de pénalités de retard dues aux donneurs d’ordre. La disposition prise d’accorder une avance de 20% sur les marchés est en fait inique car une garantie bancaire est exigée, la banque procédant en contrepartie au dépôt de la somme correspondante, ce qui la rend non traduisible en trésorerie réelle.
Le concours du système bancaire est déficient et ne favorise pas le financement des projets informatiques par le seul fait qu’ils sont par essence immatériels. Vu l’approche mercantile et vénale des affaires – en pure tradition phénicienne – davantage orientée vers le commerce et les activités spéculatives –, le système bancaire tunisien n’a pas encore intégré le concept immatériel du secteur des services, et particulièrement de l’ingénierie informatique et du logiciel pourtant vecteur de croissance future.
Il s’agit, au moins pour les marchés locaux avec l’administration et les entreprisses publiques, de mettre en place des mécanismes de financement en adéquation avec la nature des prestations et des marchés et susceptibles de favoriser l’émergence du secteur.
De la même façon, il y a lieu d’imposer à l’administration de supporter des pénalités en cas de retard (ceci est systématiquement refusé par celle-ci, fait de prince oblige !) et de sanctionner les responsables de projet et les responsables des paiements en cas de retard quel qu’en soit l’origine ou la cause, car il s’agit de la bonne gouvernance de projet.

Les perspectives du marché extérieur
Certes le marché occidental (Europe et Amérique du nord) est le plus porteur. Il s’agit d’y consolider le positionnement des quelques entreprises tunisiennes qui y opèrent en intégrant ses spécificités. De leur côté, les opérateurs d’origine européenne n’hésitent pas non plus à venir s’installer directement. Ceci est de bon augure car cela contribue à élever le niveau de nos ingénieurs et favorise l’absorption d’une demande d’emploi toujours croissante en dépit du fait que cela ne s’accompagne pas obligatoirement d’un véritable transfert de technologie.
Toutefois, le marché émergent et qui est vraiment à la portée des entreprises tunisiennes est plus proche géographiquement et culturellement: l’Afrique.
Ce marché est négligé alors qu’il est établi que c’est ce continent qui a la plus grande croissance. Il est vrai qu’un coordinateur des relations avec l’Afrique avec rang de ministre a été nommé, mais nous constatons que la volonté de l’Etat est loin d’être d’un poids et d’une efficacité similaires à celle des pays comme le Maroc ou la Turquie.
Le soutien à l’export pour ces contrées est faible malgré les efforts du Cepex:
- au niveau du transport, à titre d’exemple, le réseau de la Ram (Maroc) s’est beaucoup développé vers l’Afrique facilitant (fréquence et réduction des coûts) ainsi le déplacement des hommes d’affaires et des intervenants que celui du pavillon national ;
- au niveau des banques qui, lorsqu’ elles s’installent, facilitent les opérations financières (cautions, garanties, financement etc.), compte tenu de la législation des changes et des procédures tatillonnes de la Banque centrale concernant tout ce qui a trait aux transactions en devises ;
- au niveau des représentations diplomatique et commerciale, la faiblesse actuelle est criante. Exemple: notre ambassade à Yaoundé couvre 5 pays avec seulement deux diplomates (qui se débattent comme ils peuvent) n’est pas digne de la situation et ne traduit pas les ambitions escomptées (pour autant qu’elles soient déclarées).
D’ailleurs, les succès de quelques Ssii ou bureau d’études dans cette région ne sont dus qu’à la pugnacité de leurs dirigeants et malheureusement ne résultent pas d’une démarche franche, continue et d’une stratégie cohérente du gouvernement en la matière, malgré l’immense capital de confiance et de respect envers l’expertise tunisienne que nos amis africains nous témoignent.
Nous savons que notre économie est à 70% orientée vers l’Europe dans le cadre général de marchés de sous-traitance, mais un déploiement de notre pavillon national et de notre diplomatie vers les marchés africains nous ouvriraient des opportunités additionnelles autrement plus profitables permettant le développement du label Tunisie pour les projets d’informatisation.
Nous ne voulons pas oublier l’approche tant promue mais n’ayant pas été suivie de faits concrets de Partenariat public-privé (Ppp) pour la promotion du savoir-faire tunisien, mais force est de constater que l’administration doit d’abord acquérir l’esprit de partenariat, d’effort commercial et de marketing et surtout contenir sa propension à formuler des exigences rendant le Ppp caduque!
Ceci est un effort en vue de susciter la réflexion et la recherche de mesures et mécanismes pour soutenir la marche de notre pays vers le développement de notre secteur et l’amélioration de la relation des donneurs d’ordre locaux et l’administration avec notre secteur pour plus d’efficacité et d’efficience.
Les ministres en charge du secteur ou ceux qui de par leur activité passée y ont impliqués peuvent baliser le chemin même en tant membres d’un gouvernement provisoire. Toute contribution est, bien entendu, la bienvenue.

Lejri Abderrazak, ingénieur informaticien et chef d’entreprise, est l’un des fondateurs de la première Ssii tunisienne en 1975 et le premier exportateur tunisien de logiciel vers l’Afrique (1989).
Néjib Farza est consultant en système d’information et nouvelles technologies, fondateur et ancien directeur général de la Générale tunisienne de l’informatique (Gti) et ancien vice-président de la Chambre syndicale des Ssii.