Le 28e Salon national de l’artisanat, qui se tient actuellement au Parc des Expositions du Kram, au nord de Tunis, n’a rien d’exceptionnel, comme il a été annoncé dans les communiqués. Du bric et de broc…
L’actuelle édition ressemble aux précédentes. Sauf que les artisans, qui ont donné libre cours à leur talent, essaient timidement de se libérer de l’emprise étouffante d’un Office national de l’artisanat (Ona), dont la gestion du secteur n’est pas toujours exempte de reproche. Loin s’en faut. Nombreux sont les artisans rencontrés au salon qui s’en plaignent… sous le couvert de l’anonymat! De qui ont-ils peur? Allez savoir pourquoi.
La pire des nuisances: le favoritisme
Beaucoup nous ont dit que l’Ona a «ses» propres artisans (et amis) et se moque royalement des autres, même s’il arrive à certains d’émerger par la qualité de leurs produits, surtout dans les régions. Comment s’opère ce favoritisme? Réponse d’une jeune artisane: «L’Office nous a toujours exclus des salons internationaux. Pourtant, nous avons tant de fois été primés, ici même». L’artisane accuse l’Office de partialité. Côté affaires, elle ne se plaint pas pourtant. Elle a toujours liquidé son stock et rentré au bled avec plein de commandes. Mais, l’argent n’est pas tout. Elle a aussi besoin de reconnaissance et l’exclusion, ça l’agace! Son stand ne désemplit pas. Elle bricole des bijoux en argent et elle est fière des sa vitrine.
Côté visiteurs, les exposants ne se plaignent pas outre mesure. Pour un lundi matin, jour de notre visite, on peut même dire qu’il y a eu du monde. Mais les visiteurs, pour la plupart, tournent en rond. Ils s’arrêtent, caressent avec leur regard les articles faits mains, demandent les prix puis ils passent… d’un stand à un autre.
Quid de la qualité des produits exposés? Il y a un peu de tout, du bric et du broc, avec une cacophonie de styles, de formes et de matériaux, mais la créativité est tout de même au rendez-vous. Nos artisans ont-ils enfin compris qu’ils ne pourraient pas avancer dans leur métier sans un zeste d’inventivité? On l’espère bien, car les produits folkloriques en séries illimitées d’antan sont en train de céder la place à des objets plus ouvragés, et c’est tant mieux ainsi.
Qui vole le pain des artisans?
Les artisans, qui font des efforts pour évoluer dans leur métier, continuent cependant de se plaindre de la concurrence des articles chinois, souvent de contrefaçon, disponibles sur le marché parallèle. Ces articles continuent d’envahir, non seulement les rues les plus animées des villes, mais ils sont exposés aussi dans toutes les boutiques. Ils sont exposés ici même, au vu et au su de tous, sur des tréteaux à l’entrée du Salon comme pour mieux narguer les artisans. Comme ces flacons de parfums portant les grandes marques et proposés à un prix défiant toute concurrence. Des Chanel, des Cinéma ou autres Guerlain à 30 dinars la pièce. Ou encore ces autres ustensiles de cuisine, Made in China, proposés au parking dans la malle d’une Volkswagen flambant neuf. Ces articles, qui coûtent trois fois rien, se vendent comme de petits pains, même si la qualité laisse toujours à désirer. Que reste-t-il donc dans le portefeuille des visiteurs? Pas grand-chose.
Le problème (et il en y a plusieurs) réside sans aucun doute dans la partie organisationnelle. L’Ont aurait dû penser au moyen d’éloigner ces vendeurs à la sauvette qui volent le pain des artisans. «Déjà, on est à la fin du mois. Les gens sont maintenant à sec, et ce qui n’arrange rien, c’est que le 1er du mois, on plie bagage et on rentre. Allez comprendre qui fait quoi à l’Office s’il ne sait pas choisir la bonne période pour nous aider à faire écouler nos produits», se plaint un jeune diplômé venu de Gabès. Il a fait des études en patrimoine, mais pour survire et donner un sens à sa vie, il a repris la profession des ses ancêtres. Il propose des couffins de Gabès, mais remis au goût du jour. Dans son stand rempli de couffins de plage, de course et de décoration avec des couleurs recherchées, Mehdi, cloué sur son petit tabouret, regarde les gens qui scrutent ses créations. Leur regard lui dit qu’ils vont revenir. Du moins il l’espère.
Aux crochets des décideurs
Pensif, Mounir, un diplômé de finances, propose un éventail impressionnant de linge de maison. Tout est crocheté, tout est brodé. Du napperon à la nappe, du couvre-lit aux plus belles parures de lit, aux sets de table et aux coussins fleuris. Il a une boutique au centre-ville qui marche à merveille. Son usine de Bizerte emploie une soixantaine de filles et ses affaires vont très bien. De quoi se plaint-il alors? Mounir est ambitieux. Il veut s’attaquer au marché international. En 2009, l’Office l’a invité à une exposition à l’étranger. Puis, les gens de l’Office l’ont complètement oublié. Il dit que normalement, on est invité trois fois successivement. Mais il a été bien zappé. Il aimerait bien savoir qui a pris sa place et pourquoi. Il est presque convaincu qu’il s’agit des amis (ou des amis des amis) des gens de l’Office.
Après la révolution, ces pratiques n’ont-elles pas changé? «Il faut être naïf pour croire que tout a changé d’un seul coup. On vient de nommer Taoufik Tekaya à la tête de l’Office, et je n’ai rien contre ce nouveau directeur, mais les vieux de la vieille, qui vont influer sur ses décisions, sont indéboulonnables», se plaint Mounir. Il ajoute: «Il va y avoir, du 26 au 30 août, le salon International de Francfort et là, les participants vont être triés sur le volet. Ce sera selon la tête du client et non la qualité intrinsèque de son produit. Et ce sera la même chose pour le Salon international de la maison de Milan, qui aura lieu en septembre, comme celui de la décoration, à Paris, en septembre aussi. Nous n’avons entendu parler de l’inscription que lorsque la date limite a déjà expiré». Mounir pense qu’«il faut encore du temps pour que l’administration de chez nous change. Si on ne fait pas de la pression, la machine va continuer à nous broyer», confie-t-il tout en servant à une future mariée une nappe brodée point de croix à la main et festonnée par un torsadé en soie.
De l’alfa, elle a tissé ses rêves…
Elle est venue de Kasserine. Avec une montagne de nattes, de paillassons, de tapis, fait de l’alfa broyé devenu un fil fin qui ressemble au lin. Elle le torsade et le tisse avec soin. «Il y a deux ans, j’ai fait un salon en alfa, c’était un bijou. Il a trop plu au commissaire de la culture de la région et la banquette et ses deux poufs ont atterri à Berlin et ont raflé le grand prix de la création artisanale. Je n’ai pas eu un sou de ma sueur. Et même pas des compléments», s’indigne la dame qui rêve de participer en son nom dans un autre salon.
Malgré ce qu’elle considère comme un succès, notre artisane de Kasserine désespère de voir un jour ses ouvrages figurer dans les catalogues et autres outils de communication de l’Ona. Comme du reste la grande majorité des 400 autres participants.
Juste à côté, un stand qui propose du verre soufflé. Il appartient à un ingénieur. Avec ses propres moyens, il a monté petit à petit deux usines, une à Mrazga, près de Hammamet, et une autre à Sidi Hassine, près de Tunis, et emploie 50 personnes. Son frère, Abdelhamid, qui tient le stand avec d’autres employés est absorbé. Il y a demande. «Même si nous n’avions jamais été invités à participer à l’étranger, nous nous en sortons très bien», raconte Abdelhamid, en empaquetant soigneusement un vase. Plutôt deux à une Française de passage. D’autres clients sont accrochés par d’autres articles du stand. Ils attendent d’être servis.
La voisine vient de Sejnène, le pays de la poterie. Parée de mélia berbère, la potière vend au moins une centaine de statuettes. L’offre est alléchante. Quant au prix fixé par la jeune «apprentie», ça vole très haut! «Ces statuts n’ont pas de prix. A l’étranger, elles coûtent des fortunes», dit la jeune qui décide seule les prix de la fortune. L’artisane semble bien comprendre le secret du commerce… Elle ne risque pas, elle, d’être roulée dans la farine.
Zohra Abid