Le syndicat, sous l’impulsion de Mongi Ben Mbarek n’en démord pas. Il exige des licenciements. Ici et maintenant. Tous les autres sujets passent après, y compris l’avenir de l’entreprise. Par Zohra Abid
Ils ont installé une tente au milieu du hall d’un département public, le secrétariat d’Etat aux Technologies de la communication, invité la communauté de Tunisie Telecom à observer, depuis le 10 mai, un sit-in ouvert et fait beaucoup du bruit autour de l’événement. Une façon de faire pression sur l’opérateur et son principal actionnaire, le gouvernement tunisien, pour imposer l’application de l’article 10 du procès-verbal d’accord signé au terme de la réunion du 9 février entre la tutelle, le management de la société et le syndicat, en l’occurrence la Fédération générale de la poste et des communications, dépendant de l’Union générale tunisienne du travail (Ugtt), et qui stipule la suspension des contractuels dont les salaires sont jugés élevés par les syndicalistes.
Une kermesse de fin d’année
Est-ce le bon moment? Le licenciement brutal d’une soixantaine de salariés, fussent-ils surpayés, règlera-t-il les problèmes de fond de Tunisie Telecom? Parmi ces problèmes, le plus important est, peut-être, le sur-effectif qui alourdit les charges de l’entreprise et rogne sa marge de compétitivité dans un secteur des télécommunications devenu très concurrentiel.
Une mobilisation qui ne faiblit pas.
Tunisie Telecom, on le sait, compte environ 8.000 salariés. Souvent recrutés par complaisance, du temps où l’opérateur fonctionnait comme une entreprise publique, beaucoup de ces salariés sont incompétents ou ont un grand besoin de mise à niveau. Ce sont ces incompétents qui devraient peut-être «dégager», parce qu’ils ne servent pas l’entreprise mais la desservent, surtout lorsqu’ils se font enrôler par un… syndicat qui confond revendication sociale et activisme politique et qui enfourche le cheval de la lutte contre la corruption et de l’épuration de l’entreprise des éléments imposés par l’ancien régime.
Revenons à ce que nous avons observé jeudi: le hall était investi, tôt le matin, par les contestataires. Quelques centaines ont répondu à l’appel. Un nombre tout de même imposant. Une dizaine de banderoles placardées sur les murs de la cour avec des slogans révolutionnaires et une ambiance bon enfant qui rappelle vaguement une kermesse de fin d’année dans une école primaire mais animés par des adultes. Et pour que la fête soit totale, la Fgpt a organisé, sous l’égide de l’Ugtt, une conférence de presse. Les journalistes étaient là, tunisiens et étrangers. Tout le monde a été servi: des sons et des images. Beaucoup de sons, en réalité, mais peu de sens.
Un sit-in pour quoi faire.
Y a-t-il vraiment péril en la demeure? A la vérité, on a eu du mal à comprendre où se situe l’enjeu. Des syndicalistes qui appellent à des licenciements? Il a fallu attendre la révolution tunisienne pour voir cela. Des confrères étrangers, le sourire en coin, nous ont révélé n’avoir pas vraiment compris les raisons du tapage médiatique. S’ils ont été contents d’avoir mis en boîte des sons et des images, et d’avoir rempli leur bloc-notes de doléances et de revendications, pas toujours évidentes pour eux, ils avouent avoir tout de même un problème. Ils se demandaient par quels mots et quelles explications crédibles pourraient-ils habiller les sons et les images.
La même rengaine
Le discours tenu par ces chers grévistes revenait en boucle. Toujours la même rengaine: contre le régime déchu, les hauts salaires d’une soixantaine de contractuels, dont la présence dans l’entreprise est pourtant jugée indispensable par les actionnaires émiratis, Emirates International Telecommunications Llc, qui possèdent 35% du capital de l’entreprise.
Le nouveau maître des lieux, Mongi Ben Mbarek, secrétaire général de la Fgpt, explique que ce troisième sit-in n’est pas organisé par hasard et ne doit pas être pris à la légère. Car, «après le premier et le second sit-in et la démission du premier et du deuxième Pdg, les fonctionnaires de Tunisie Telecom ont cru que tout irait au mieux», explique-t-il, vaguement menaçant. «Mais voilà, le gouvernement n’a pas respecté l’accord signé ni tenu ses promesses. Il n’a pas trouvé de terrain d’entente avec ses partenaires émiratis, nous dit-on», ajoute le responsable syndical. Pour lui, pourtant, les choses sont toutes simples: «L’Etat a-t-il oublié qu’il est majoritaire avec 65% et que le dernier mot lui revient automatiquement?» Et M. Mbarek de rappeler que son syndicat était, au départ, opposé à la privatisation et l’a montré avec une série de grèves». Traduire: le gouvernement, qui a décidé de céder 35% des parts de l’entreprise à des privés émiratis, doit se débrouiller maintenant pour amener ces derniers à de meilleurs sentiments. «Ces partenaires ne font que du business. Ils font tout pour gagner des sous à nos dépens. Il n’est pas vrai qu’on est en train d’investir dans le développement du secteur et que ces 63 contractuels sont des experts», insiste-t-il. Et comme pour remuer encore le couteau dans la plaie, le syndicaliste passe plus d’une heure à parler… des pratiques de l’ancien régime et ses abus que tout le monde connaît.
Mongi Ben Mbarek (à droite) superstar.
Quelqu’un a-t-il compris le lien entre les salariés surpayés et… les Ben Ali, Trabelsi et tutti quanti? Pour les grévistes: les salariés surpayés ont été imposés par l’ancien régime et étaient ses relais à l’intérieur de l’entreprise. Soit, mais pourquoi donc les actionnaires émiratis tiennent-ils tant à eux? Les émiratis sont-ils de si mauvais investisseurs au point de rater l’occasion de faire d’une pierre trois coups: libérer Tunisie Telecom des éléments imposés par le pouvoir déchu, réduire la masse salariale de l’entreprise et améliorer ainsi sa compétitivité?
Ben Mbarek «perdants-perdants»
«Qui a ordonné de donner 300 et 600 cartes (d’une valeur de 5 dinars chacune) aux gouverneurs de Sidi Bouzid ou de Kasserine? L’agence de publicité Bien Vu [spécialisée dans l’affichage urbain], qui a appartenu à des proches du président déchu, a gagné sur notre dos, en seulement six mois, 19 milliards [traduire : millions de dinars, ndlr]. Qui a bénéficié d’un payement anticipé jusqu’à 2012 sans aucune garantie?», déplore M. Ben Mbarek. Pour lui, il n’y a aucun doute, le partenaire émirati est complice du système Ben Ali. La preuve: il refuse l’application de l’accord obtenu entre le syndicat et l’entreprise et «sabote délibérément» les décisions du conseil d’administration.
Le responsable syndical évoque, pêle-mêle, le business de Sakher El Materi (entré dans le capital de Tunisiana), de Marwan Mabrouk (dans Orange Tunisie), deux concurrents directs de Tunisie Telecom. Mais quel lien avec l’opérateur historique? M. Ben Mbarek a réponse à tout: «Saviez-vous que Belhassen Trabelsi allait entrer en ligne et prendre des parts dans Tunisie Telecom? Nous avons échappé de peu à un autre hold-up», lance-t-il.
Soit, mais cela n’explique toujours pas la position intransigeante des partenaires émiratis. M. Ben Mbarek, qui ne s’encombre pas de détails, met tout le monde dans le même sac. «Tous viennent pour nous exploiter», lance-t-il encore. Et l’avenir de Tunisie Telecom? N’est-il pas temps de rétablir le calme au sein de l’entreprise? De penser à son développement? Aux opportunités qui s’offrent à elle dans cette Tunisie nouvelle? Et si les actionnaires étrangers pliaient bagage et rentraient chez eux? Ne serait-ce pas une perte pour la Tunisie et un mauvais signal envoyé à d’éventuels autres investisseurs étrangers?
Ce n’est visiblement pas le problème de M. Ben Mbarek et de son syndicat. Eux, ils veulent… des licenciements et tout de suite! A la formule «gagnants-gagnants», ils semblent préférer celle «perdants-perdants».