Une fois n’est pas coutume, un déjeuner-débat, organisé dans le cadre des Mardis de l’Atuge, s’est tenu vendredi (14 mai), à l’hôtel Concorde. Sujet du jour : «Les diplômés tunisiens des grandes écoles, une élite mondialisée ?» Qui sont ces petits génies ? A qui louent-ils leurs services ? Quelles sont leurs relations avec leur pays d’origine ?
Pour répondre à ces questions, Hassen Zargouni, DG de Sigma conseil, initiateur de la rencontre et modérateur du débat, a invité Eric Gobe, de l’Université Aix-Marseille, politologue et sociologue, chargé de recherche à l’Institut de recherche et d’études sur le Monde arabe et musulman (Iremam), affilié au Centre national de la recherche scientifique (Cnrs, France). Auteur de nombreux travaux sur les ingénieurs maghrébins, Eric Gobe est également directeur scientifique et rédacteur en chef de la revue ‘‘L’Année du Maghreb’’ et membre du comité de rédaction d’‘‘Alfa’’, revue de sciences sociales de l’Iremam.
A cette occasion, M. Gobe a présenté les résultats d’une enquête coréalisée avec Catherine Marry (absente) portant sur: «Les diplômés tunisiens et marocains des grandes écoles françaises : une élite mondialisée ?», réalisée dans le cadre d’un programme du Fonds de solidarité prioritaire (FCP), créé et géré par le ministère français des Affaires étrangères.
L’étude a porté sur les trois écoles françaises les plus prestigieuses : Polytechnique, Centrale et Ponts-et-Chaussées. Au départ, les chercheurs étaient partis d’une interrogation sur l’exode des cerveaux maghrébins, avant de recentrer leur enquête sur la logique de mobilité des élites maghrébines. Celle-ci a été réalisée sur la base d’interviews biographiques auprès d’un échantillon de 841 diplômés de ces écoles: 554 Marocains et 287 Tunisiens, sortis entre 1970 et 2002.
L’héritage historique
Pourquoi ces deux dates ? 1970 pour suivre la carrière de la première génération de ces diplômés. Et 2002 pour avoir suffisamment de recul par rapport à la trajectoire des plus jeunes de ces diplômés. L’enquête a été menée en partant des annuaires des écoles concernées, qui sont assez incomplets, car l’inscription y est facultative et volontaire.
Les Tunisiens vont faire leurs études dans les écoles françaises pour des raisons d’héritage historique. Ensuite, parce que les meilleures filières de formation des ingénieurs se trouvent en France. Enfin, parce que les pionniers qui ont mis en place le système de formation des ingénieurs en Tunisie sont pour la plupart des diplômés des grandes écoles de l’Hexagone (exemple : feu Mokhtar Laâtiri, fondateur de l’Ecole nationale des ingénieurs tunisiens, Enit).
L’enquête a abouti à un certain nombre de constats.
Premier constat : il s’agit là d’une migration d’étude masculine où les femmes ne représentent guère que 4%. Ce taux est cependant en train de progresser : aujourd’hui, en Tunisie, les écoles préparatoires pour les grandes écoles comptent 55% de filles (contre 15% en France).
Second constat: les diplômés représentent une forte diversité sociale, puisque moins de la moitié (48%) d’entre eux sont des «héritiers», c’est-à-dire issus de l’élite politique et économique du pays, 26% sont le produit d’une «ascension», étant issus des classes moyennes, et 26% sont des «transfuges», selon la terminologie de l’auteur, c’est-à-dire issus de milieux défavorisés et parfois même de familles analphabètes. Commentaire de M. Gobe : «Ce qui apporte la preuve de l’efficacité du système éducatif tunisien qui permet à des enfants de pauvres de faire une grande école», qui plus est, en France.
Troisième constat : ces diplômés suivent tous des cursus binationaux, tuniso-français. Ils étudient dans des lycées pilotes et à l’Institut préparatoire aux écoles scientifiques et techniques (Ipest) ou dans une école préparatoire en France.
La génération des constructeurs
Quatrième constat : ces diplômés font des trajectoires professionnelles différentes selon les générations. Même si le phénomène du retour au pays est plus important au Maroc qu’en Tunisie, le chercheur remarque que les diplômés de la première génération (fin des années 1960 - fin des années 1980) ont tendance à rentrer systématiquement en Tunisie après l’obtention de leur diplôme ou, tout au plus, après un stage d’un an en France. Ils intègrent aussitôt les directions des grands ministères techniques (équipement, transport, télécom, etc.) et les grandes entreprises nationales (Steg, Télécom, etc.). Cette élite, relativement sédentaire, vouée à la construction du pays, va «migrer» progressivement, mais tardivement, à partir des années 1990, vers les grandes sociétés privées, et notamment les banques.
A partir du début des années 1990, les diplômés tunisiens montrent une certaine réticence à rentrer en Tunisie. Pour se justifier, certains présentent le caractère familial de la plupart des entreprises tunisienne comme un obstacle à l’insertion des diplômés qui aspirent à des postes de responsabilité. Ce qui n’est pas le cas des héritiers qui rentrent au pays pour prendre la tête de l’entreprise familiale. «De nombreux Sfaxiens sont dans ce cas», lance M. Gobe, en riant.
Malgré cette réticence, beaucoup de diplômés choisissent de rentrer au pays, après plusieurs années de travail en France ou comme des expatriés dans d’autres pays du monde. Le développement, en Tunisie, de nouvelles entreprises adoptant des méthodes de management international (Tunisiana, Tunisie Télécom, certaines banques, etc.) va inciter ces diplômés à chercher à s’intégrer (et à contribuer) au processus de libéralisation économique à l’œuvre dans le pays.
Les raisons du retour au pays
Les conditions salariales relativement intéressantes, le coût de la vie moins élevé, la perspective d’un travail stable pour le conjoint et un cadre de vie agréable pour les enfants sont parmi les arguments qui pèsent dans le choix du retour.
Il convient ici de signaler une spécificité des diplômés tunisiens de cette génération: ils se marient généralement à des diplômées de nationalité tunisienne. Ainsi, sur 27 interrogés, seuls 4 étaient mariés à des non-Tunisiennes, mais qui sont toutes des Françaises d’origine arabe. Cette endogamie n’était pas un phénomène perceptible chez la première génération de diplômés. Peut-être parce que ces derniers, ne trouvant pas de femmes tunisiennes de leur même niveau intellectuelle, préfèrent se lier à des européennes, souvent d’ailleurs françaises. Puisque la France reste le premier pays d’accueil de ces diplômés, suivi depuis une dizaine d’années, mais de loin, par d’autres pays et régions : Grande-Bretagne, Etats-Unis, Canada, Asie du sud-est et pays du Golfe.
Conclusion du conférencier : contrairement à une idée reçue, cette élite est loin de répondre à la figure du «manager cosmopolite, polyglotte et citoyen du monde». Ce sont de «hauts cadres ancrés dans leur culture nationale et qui revendique le biculturalisme» (tunisien et français). D’où ce paradoxe : la mondialisation incite les diplômés à rentrer au pays, parfois, il est vrai, dans les bagages d’une multinationale.
Ridha Kéfi