La Tunisie n’a fait qu’entamer le processus de développement économique et social. Deux autres révolutions, non-moins signifiantes, sont à réaliser, selon un expert tunisien en développement économique. Par Mourad Teyeb
Dans une communication sur «les expériences de développement de la Tunisie de 1956 à 2010», le chercheur et universitaire Sofiène Karoui a noté que le processus dans lequel la Tunisie s’est engagée, depuis son indépendance en 1956, comporte 11 plans de développement qui s’étalent sur 6 phases essentielles.
1- la phase de nationalisation (1956-1961), marquée par la libération de la Tunisie du contrôle du protectorat qui a fortement privilégié l’agriculture et l’extraction minière et la nationalisation de plusieurs entreprises telles que les entreprises de gaz, d’électricité, de l’eau…;
2- la phase de l’expérience socialisante (1961-1969), où le choix du collectivisme comme modèle de développement a été conditionné par les expériences internationales arabes (l’Egypte) et occidentales (l’Urss), mais surtout par des considérations internes telle que l’absence de cadres et de responsables formés.
Le contrôle public de l’activité économique
Le fait marquant est l’adoption du 1er Plan de développement (1961-1971) qui avait pour idée centrale d’affirmer le contrôle public dans les secteurs clés (commerce de gros et de détail, mines, transports et une partie importante de l’industrie et du secteur bancaire). Durant cette période le taux de collectivisation dans le secteur agricole a atteint 90% et seul le secteur du tourisme a échappé à une gestion entièrement étatique;
3- la phase du capitalisme protégé (1970-1981), durant laquelle la Tunisie était orientée vers l’économie de marché et l’initiative privée.
Les principaux faits de cette phase sont le retrait de l’Etat du secteur industriel l’ouvrant au privé, l’encouragement de l’investissement privé national et international (loi 72), l’implantation de l’activité touristique illustrée par la création de la Société hôtelière et touristique tunisienne (Shtt), et la création de nouvelles institutions dans le but était la promotion du secteur privé : l’Agence de promotion de l’investissement (Api).
Durant la décennie 70, la Tunisie a connu une expansion de l’investissement privé et de l’emploi. Conséquence: un taux de croissance annuel moyen de 8,4% et le salaire moyen a quadruplé 350-1350).
4- la phase du discours démagogique (1982-1986), notamment marquée par le manque d’investissement de l’Etat dans l’infrastructure, l’absence de bases productives suffisantes pour absorber le surplus des travailleurs, la dépendance du budget de l’Etat des recettes pétrolières qui ont chuté suite à la baisse du dollar, la sécheresse qui a frappé le pays en 83-84 et, surtout, «l’erreur monumentale» du Premier ministre de l’époque, feu Mohamed Mzali, qui a décidé par son élan populiste une augmentation des salaires de 30% espérant que les Tunisiens accepteront sa décision de supprimer la caisse de compensation ;
5- la phase de la libéralisation de la Tunisie (1986-1995), marquée par la privatisation des entreprises publiques (avec des modalités très discutables), l’encouragement des industries exportatrices (code des investissements 93), l’adhésion à l’Organisation mondiale du Commerce (Onc) en 1995, et la création de zones de libre échange à Zarzis et à Bizerte. La signature d’accords d’association avec l’Union Européenne en 1995 engendrant dès 1996 un démantèlement progressif des barrières douanières;
6- la phase de mise à niveau de l’économie (1995-2010), dont l’objectif était la modernisation de l’économie par l’adoption de nouvelles technologies et l’amélioration de la qualité à tous les niveaux (biens et services, ISO, allègement des procédures administratives, formation professionnelle, Pronafac…). Un processus où il y avait un décalage entre le discours politique et les actions réalisées.
A quel stade sommes-nous?
Où est-ce que la Tunisie se positionne-t-elle par rapport au stade de développement d’autres pays, tel que l’Allemagne?
Pour répondre à la question, Karoui évoque l’étude Porter qui distingue quatre phases essentielles dans le processus de développement des nations:
- le stade de primauté des facteurs de production;
- le stade de primauté de l’investissement;
- le stade de primauté de l’innovation;
- le stade de primauté de la richesse.
Sur cette base, Karoui situe la Tunisie au début de la phase de primauté de l’investissement surtout par l’investissement dans le domaine de l’enseignement et de l’éducation et l’Allemagne à la fin de la phase de la primauté de l’innovation, étant donné qu’elle a créé et exporté sa technologie.
Sofiène Karoui pense que, «pour être objectif, les onze plans de développement adoptés par la Tunisie depuis son indépendance, n’ont pas eu que des conséquences négatives». Selon lui, plusieurs acquis ont été réalisés depuis plus de 50 ans. Il cite, à titre d’exemple, la généralisation de l’enseignement, le statut de la femme, l’investissement dans la santé de base, l’infrastructure dans certaines régions…
L’expert tunisien note, cependant, «que les aspects positifs n’arrivent pas à combler les effets pervers des schémas de développement de la Tunisie qui ont conduit à l’accentuation de la crise politique, économique et sociale à partir de 2008».
«La crise tunisienne n’est pas seulement économique, souligne-t-il. C’est une crise des institutions politiques et sociales. Une crise de la démocratie, des libertés individuelles, du droit et de la dignité». Il pense que plusieurs raisons peuvent expliquer la crise. Celles qui lui ont parues les plus importantes sont les raisons économiques, les raisons culturelles et sociales et les raisons politiques. Voici comment il les perçoit.
Les côtes aux dépens des régions intérieures
Les plans de développement ont clairement favorisé les régions côtières et les grandes villes (80% du budget de l’Etat était affecté à ces zones).
Sur un autre plan, les décisions sont fortement centralisées dans les ministères et surtout au niveau du gouvernement parallèle siégeant au palais (direction des grands projets).
Une grande instrumentalisation des institutions à vocation économique nouvellement créées (tels que les pôles de compétitivité, les technopoles, les pépinières d’entreprises, les centres d’affaires…), nous dit Sofiène Karoui.
Le but de cette instrumentalisation était de donner l’image d’une Tunisie en phase avec le développement économique international, or la grande question c’est le mode de fonctionnement de ces institutions et leur efficacité à l’échelle nationale.
«Réfléchir c’est commencer à désobéir»
M. Karoui parle d’un ras de marée démographique des demandeurs d’emplois surtout ceux du supérieur. La croissance de l’économie n’arrive pas à absorber la demande additionnelle d’emplois, ajouté à cela le niveau de qualité relativement bas de nos diplômés.
Pour lui, c’est une culture à la dérive: lorsque les valeurs culturelles dominantes poussent le citoyen à ne plus croire à ce qu’il fait ni même à son avenir, il est difficile de parler d’efficacité économique.
En effet, la crise culturelle et sociale que vient de connaitre la Tunisie est due à une régression sur trois plans:
1er plan: une régression de l’autorité rationnelle et de compétences. Il a été plus rentable pour un Tunisien d’investir dans des relations influentes que dans l’acquisition de nouvelles compétences susceptibles d’être vendues dignement sur un marché. C’est ce qui a entrainé la logique «du moindre effort» d’une part, et la fuite des cerveaux d’autre part.
2e plan: une régression des libertés. Alors que la liberté suppose comme condition de base la séparation et l’équilibre des trois pouvoirs (législatif, judiciaire et exécutif), la Tunisie a connu depuis plus de 50 ans, une concentration des trois pouvoirs au profit de l’exécutif. L’effet de l’absence des libertés individuelles s’est traduit dans la réalité par une régression de la créativité et de l’innovation.
3e plan: une régression de la réflexion. La prédominance de la pensée unique, l’enracinement du culte de la personnalité et la mystification de la personne du président a conduit le Tunisien à être un simple exécutant des consignes, par peur ou par intérêt. Il n’avait pas à réfléchir ni à présenter sa vision des choses, surtout si elle s’oppose à celle du pouvoir.
Ainsi le principe culturel dominant pendant les 20 dernières années était «Réfléchir c’est commencer à désobéir».
Tout (et tous) au service de l’exécutif
La plupart des décisions politiques prises ont servi à l’amélioration de l’image de la Tunisie à l’échelle internationale (pluralisme politique, conseil constitutionnel, consultations nationales..). Mais dans les faits, tout était au service de l’exécutif.
Les représentants du peuple (les députés) ne sont pas élus en fonction de leur popularité régionale ou de leurs compétences. Ils sont plutôt désignés par le parti au pouvoir. Ce qui les oblige à travailler beaucoup plus les intérêts du parti au pouvoir que celui des électeurs ou des régions.
Sofiène Karoui est convaincu que «la réponse à la crise ne viendra ni des experts ni des gouvernements; elle viendra de nous tous, de notre effort de comprendre et surtout de notre effort d’agir, d’où le rôle central à jouer par la société civile».
En effet, après la révolution politique, «les Tunisiens doivent être conscients que nous devons entamer deux autres révolutions», explique-t-il:
- une révolution culturelle et mentale, réhabilitant les valeurs de travail, d’équité, d’égalité des chances et de citoyenneté;
- et une révolution économique valorisant les gains de productivité, la récompense selon l’effort et l’investissement matériel et immatériel.
C’est donc la conjonction de l’effort de tous les acteurs économiques et de toute la société civile qui fera évoluer notre pays d’une vision dichotomique opposant l’économique et le social, vers une vision réconciliatrice reposant sur: l’humanisme et la liberté responsable, le social et l’égalité des chances, et l’économique et la création de la richesse à travers les gains de productivité.
* Sofiène Karoui, professeur à l’Ecole supérieure de commerce de Tunis (Esct), a donné cette conférence dans un forum, organisé le 21 juin, par la Fondation Friedrich Naumann et la Chambre tuniso-allemande de l’industrie et du commerce (Ahk) au siège de cette dernière, à Tunis.