Interview avec Radhi Meddeb, chef d’entreprise et économiste chevronné, Rencontré en marge d’un séminaire sur les modalités de financement de l’économie tunisienne. Propos recueillis par Aya Chedi


Kapitalis : Comment évaluez-vous la situation économique en Tunisie presque 8 mois après le 14 janvier ?

Radhi Meddeb : D’abord essayons de comprendre qu’elles ont été les raisons de la révolution tunisienne. Pour nous, au sein de notre association Action et Développement Consolidaire, créée après le 14 janvier, les causes sont multiples. Beaucoup sont politiques, mais trois autres raisons nous semblent être les plus importantes : le niveau du chômage, les disparités entre les régions avec tout ce que cela comporte d’écarts entre les catégories sociales et entre les niveaux des diplômes. Ensuite, le déséquilibre régional flagrant et lourd, qui laisse des régions entières enclavées et en marge de tout processus de croissance et de développement. Enfin, la distorsion qui existe entre les produits de l’éducation et de la formation d’un côté, et les besoins de la société en capital humain.

On voit, à partir de là, que les problèmes économiques sont au cœur des préoccupations des jeunes, des Tunisiens qui ont fait la révolution. Comment a donc évolué la situation économique depuis le 14 janvier ? Et en quoi son évolution a répondu, ou pas, aux préoccupations de ceux qui ont fait la révolution ?

Officiellement, le taux du chômage est passé d’une moyenne de 13% au 31 décembre 2010, sachant que toute moyenne cache des disparités importantes, à actuellement, 19%. Ceci veut dire qu’au sein d’une famille de l’intérieur du pays, on comptait deux chômeurs, aujourd’hui on en compte trois. Ce qui est dramatique. C’est évident qu’il existe des causes nationales, comme il y a des causes endogènes et autres exogènes. Mais la situation est bien celle-là.

La situation du chômage s’est bien dégradée en l’espace de 7 mois. Une deuxième réflexion que nous pouvons faire sur l’économie tunisienne concerne l’investissement, le moteur de la création d’emplois, est complètement en panne. On parle ici de l’investissement dans ses deux composantes : nationale et internationale. A côté de cela, on peut aussi citer quelques signes intéressants. Certains secteurs industriels comme le textile et les industries mécaniques et électriques, largement tournés vers l’exportation, se portent mieux qu’en 2010, ce qui relève de l’excellente surprise, puisqu’ils ont affiché des taux de croissance supérieurs à 20%. Par contre, le secteur du phosphate et ses dérivés aurait pu profiter des hausses des prix de ses produits et de ses matériels sur le marché international, mais il est en situation assez difficile actuellement.

La difficulté de cette situation réside dans la non-résolution de ses problèmes sociaux et politiques liés essentiellement à la région du bassin minier. Ces problèmes ainsi que les grèves et les sit-in ont causé la perte de plus de 700 millions de dinars en rentrée de devises.

Une autre situation préoccupante, c’est celle qui concerne les réserves de change de la Tunisie. Elles dépassaient 13 milliards de dinars à la fin de l’année écoulée. Elles ne sont aujourd’hui que de près de 10 milliards.

La bonne articulation entre le temps long et le temps court

On n’a pas réussi à trouver des solutions d’urgence pour certains de ces problèmes. Beaucoup de choses, outre les grèves et les sit-in, vont de mal en pire. Dans le tourisme, à titre d’exemple, les problèmes ne datent pas d’aujourd’hui…

C’est vrai, car ce sont des problèmes structurels. Ils nécessitent des actions lourdes, des réformes profondes qui s’inscrivent dans la durée. Toute la difficulté d’un gouvernement qui serait légitime serait de trouver la bonne articulation entre le temps long et le temps court. Seul le temps long serait capable de mettre en place des réformes structurelles qui apporteraient des solutions sur les longues durées. Seul le temps court serait capable de satisfaire les demandes et les aspirations du peuple.

Je dois remarquer que dans ce qui a été fait en l’espace de 8 mois, rien ou très peu de structurel a été engagé, et même sur le court terme, les vrais problèmes n’ont pas été approchés, et sans la bonne manière.

Comment jugez-vous le ‘‘Jasmin Plan’’ présenté par le ministre des Finances ?

Je ne le connais pas. C’est la première fois dans l’histoire de la Tunisie qu’un programme est concocté dans des bureaux et qui ne donne lieu à aucune concertation. Je ne sais pas quand est-ce qu’il va être mis en œuvre, puisque le gouvernement actuel termine son mandat le 23 octobre prochain.

Est-ce qu’un gouvernement issu de la Constituante va reconnaitre ce programme ? On ne le sait pas. Aujourd’hui il faudrait bien rompre avec les méthodes du passé, un programme économique doit nécessairement prendre en considération les besoins de la population et doit se faire en concertation avec elle, comme il doit se faire avec de l’innovation.

On ne peut pas continuer à utiliser les mêmes méthodes du passé et à les perpétuer en élaborant un programme dans les chambres et ne pas le présenter, ni à des discussions au préalable, ni une fois adopté à ceux qui vont en bénéficier ou le subir.

Comment jugez-vous le rendement du ministère des Finances, et surtout le problème du marché parallèle ?

L’éclosion du marché parallèle est un phénomène que nous vivons depuis le 14 janvier. Le commerce parallèle et le commerce informel existent en Tunisie depuis un bon moment. Les autorités n’ont jamais voulu s’y attaquer parce qu’on considérait qu’il s’agissait d’une modalité de réponse à une demande d’emploi et d’activité. On n’avait pas de moyens d’apporter d’autres réponses formelles.

L’urgence aujourd’hui pour un gouvernement légitime est de formaliser l’informel. Ceci ne veut pas dire écarter de l’activité économique tous ces gens qui ont besoin d’activité, qui ont besoin de modalités d’entrée d’argent. Mais il faudrait les encadrer et formaliser tout cela. N’oublions pas que l’étincelle qui a allumé la révolution était l’immolation par le feu d’un commerçant informel. Il y a une vraie légitimité derrière cette demande d’informalité, mais celle-ci doit être organisée, et c’est la responsabilité du gouvernement de l’encadrer et de la faire entrer dans la formalité de manière à éviter, comme disent les responsables de l’Utica (centrale patronale, Ndlr), que 5.000 commerçants informels puissent nuire à un tissu industriel qui emploie plusieurs milliers, sinon des millions de personnes.

Le programme du ministre des Finances parle d’économie du savoir, de restructuration du système financier, de création de champions nationaux par la fusion des banques, et autres concepts utilisés par l’ancien régime… Les thèmes que vous venez de signaler correspondent à ce qu’il faut faire. L’ancien régime manquait de volonté politique, et le gouvernement actuel manque de temps, de légitimité et de moyens pour mettre tout cela en œuvre. Une fois qu’on a dit économie de savoir, on aurait tout dit et on aurait au même moment rien dit. Car si on reste là, ceci demeurerait un slogan. Il faut passer à des mesures concrètes, il faut décliner des actions précises, il faut avoir le courage et la capacité afin de bousculer la situation.

L’ancien régime, par contre, développait les mêmes thématiques, mais souvent dans une optique d’illusion. Ce qui permettait de donner un discours qui a l’apparence de la cohérence, mais dans la réalité, il n’y avait aucune volonté d’aller dans cette voie-là. Aller dans cette voie-là, aurait été bousculer les situations de rentes et de privilèges qui caractérisaient l’économie du temps de cet ancien régime. Ces situations de rentes et de proximité avec le pouvoir qui avaient permis aux différentes familles du clan de prospérer et de se développer. Privilégier l’économie du savoir c’était bousculer ces situations. Il n’y avait ni l’envie ni la possibilité et ceci ne pouvait que rester au niveau du discours.

Quels sont les outils que vous pensez indispensables pour booster l’économie tunisienne?

L’association que je dirige et qui compte parmi ses membres une centaine de personnalités du monde économique, du monde social, des étudiants, des universitaires mais aussi des chômeurs et des jeunes, est en train de mettre en place un programme de gouvernement. Un programme qui se veut à la fois ambitieux, crédible et réaliste. Ce programme prône des valeurs qui sont celles de modernité, d’ouverture, d’efficacité et de solidarité.

La Tunisie a beaucoup manqué de solidarité sur les 23 dernières années, même si on avait affiché des institutions fantoches. Nous allons publier ce programme courant septembre et nous sommes en contact avec les partis politiques du centre afin de le leur présenter, et ainsi leur dire : seuls, vous n’allez pas pouvoir gouverner. Il va falloir vous fédérer pour être en mesure de gouverner au lendemain de la Constituante. Et voilà une base de programme qui n’est pas partisane, un programme politique, économique et sociale, qui prône des valeurs partagées par la plupart d’entre vous et qui pourrait être la base d’un gouvernement crédible répondant aux attentes de la population et à ses besoins de l’heure.

Comment votre association conçoit-elle la Tunisie dans son environnement géostratégique ?

La Tunisie a besoin d’enracinement dans son environnement géostratégique fait de plusieurs cercles concentriques. Il y a d’abord le Maghreb, dont la construction est une exigence des peuples, mais les gouvernants, sur les 20 dernières années, ont tout fait pour empêcher cet édifice.

La construction du Maghreb devra se faire par la refondation de la gouvernance de l’Uma. Le seul organe décisionnaire de cette Uma est le Conseil de la Présidence qui ne s’est pas réuni depuis 1992. Date depuis laquelle, aucune décision n’a été prise. Par ailleurs, la Tunisie doit approfondir ses relations dans le cadre de la région euro-méditerranéenne, notre principal partenaire économique, commercial, en matière d’investissement extérieur, est l’Europe. Et on ne peut du jour au lendemain remplacer la proie par l’ombre.

Il faut continuer à approfondir nos relations avec cette région du monde qui pourra, avec notre volonté et notre engagement, ainsi qu’avec une renégociation des cadres relationnels qui nous lient, tirer la Tunisie vers plus de modernité. Ce qui est une exigence aujourd’hui dans un monde qui se globalise.

Ces deux blocs ne sont pas les seuls à investir, car il faudra aussi approfondir nos relations avec le reste du monde arabe, approfondir notre africanité, là exactement où existent des potentialités extrêmement importantes qu’il faut exploiter.

Le bureau d’étude que je dirige (Comete Engineering) et qui emploie 100 ingénieurs et cadres supérieurs, réalise 80% de son chiffre d’affaires sur l’Afrique francophone subsaharienne. La Tunisie devra aussi intensifier ses relations avec les puissances émergentes, notamment le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine, mais aussi avec des puissances dont on ne parle pas assez, mais qui ont une longue histoire avec nous, notamment la Turquie.

Si Ennahdha faisait vraiment comme l'Akp...

Evoquer la Turquie actuellement, cela évoque aussi un modèle politique…

Je voudrais bien intervenir à ce sujet, et avec force. On dit que nos islamistes d’Ennahdha ont pour modèle le parti Turc Akp. Personnellement, je les applaudirais des deux mains, si leur projet était clairement de mettre en œuvre en Tunisie une politique de modernisation de la société à l’image de l’Akp en Turquie.

J’ai eu l’occasion, au mois de février dernier, de rencontrer longuement et de discuter avec le ministre turc des Affaires européennes, négociateur en chef de la Turquie avec l’Union européenne. Le ministre Egemen Bagis me disait : «Nous sommes en négociation avec l’Europe. Que ces négociations aboutissent ou pas à l’adhésion de la Turquie à l’Europe, quelque chose qui n’aura d’ailleurs pas lieu avant 2023, ce n’est pas cela le plus important. L’essentiel n’est pas l’adhésion en elle-même, mais c’est le processus de modernisation qu’elle nous impose. Les négociations imposent la mise en œuvre et l’adoption par la Turquie de l’ensemble de l’Acquis Communautaire  Européen». Soit 27.000 textes de lois, de normes techniques, juridiques, réglementaires et sociétales que la Turquie est en train d’adopter. Ennahdha est-il prêt à accepter dans son projet la constitution turque avec sa laïcité ? Est-elle prête à assumer ce passeport vers la modernité avec l’abolition de la peine de mort, la levée de toutes discriminations de la femme, y compris en matière d’adoption et d’héritage, la liberté de pensée, d’expression et de culte ? Je pense qu’on en est loin.

Peut-être qu’Ennahdha sera obligé de s’adapter à ces réglementations une fois que les négociations sur le Statut avancé avec l’UE reprendront ?

Quel que soit le texte auquel aboutiraient ces négociations, j’estime que la Tunisie devrait annoncer d’elle-même et sans contrainte extérieure, l’adoption de ce référentiel dans son immense majorité. Peut-être pas dans ses 27.000 textes, mais dans sa majorité. Ce serait là une voie royale pour nous vers la modernisation de notre société, de nos institutions et de nos entreprises. Nos jeunes, porteurs de la révolution nous ont montré à la fois leur soif de modernité, d’ouverture et en même temps, leur capacité à maitriser les technologies les plus évoluées. Il est de notre devoir de saisir le message et d’approfondir ces valeurs dans le respect de nos racines arabo-musulmanes, de notre patrimoine trois fois millénaire, de notre modernité et de nos acquis.