L’idée semblait inconcevable. Mais qui avait prédit qu’après la Tunisie et l’Egypte, on se soulèverait contre les régimes des pays démocratiques ? L’hypothèse de la fin de la croissance requiert des réponses adéquates.

Par Aya Chedi


 

 

C’est Richard Heinberg qui prône cette idée de la fin de la croissance. Il s’agit bien d’un professeur universitaire au Carbon Institute, auteur de dix œuvres, dont un livre à paraître prochainement intitulé, notamment, ‘‘End of Growth’’ (La Fin de la Croissance).

De Tunis à New York via Le Caire, Madrid, Athènes…

Ce qui a commencé à Tunis s’est poursuivi en Egypte, puis dans la région de l’Afrique du Nord et au Moyen Orient. Il touche aujourd’hui Londres, Rome, Paris, Tokyo, Taipei et Sydney, après avoir fait de petits passages en Espagne, en Grèce et en Irlande. Dans toutes ces villes du monde, on déplore la misère, c’est quasiment le même refrain. A New York, on enfonce encore plus le clou en appelant à «Occupy Wall Street». On dénonce le mauvais rendement de l’économie et on questionne la corruption qui pourrit les veines des institutions politiques et surtout financières. On exige la fin d’une inégalité économique extrême.


Tunis, 14 janvier 2011 ; Ben Ali Dégage !

Car, et depuis des décennies, au même rythme que l’économie enregistrait de respectables taux de croissance, on fermait les yeux sur les inégalités. Et à chaque fois que l’étau se resserrait, les gouvernements empruntaient, tout bonnement, de l’argent auprès des banques afin, dit-on, de financer «les programmes sociaux». Et la corruption, cependant, ne faisait que s’aggraver.

Mais actuellement, les difficultés économiques ne semblent épargner aucun pays. Les bulles financières ont poussé les économies au bout du gouffre. Et ce en causant la baisse des revenues fiscaux, ce qui a rendu plus d’un pays insolvable, à cause notamment de la croissance de leurs dettes. Pire encore, les bonds de trésors des Etats endettés, acquis par les banques, n’ont désormais que très peu de valeur. Les économies souffrent ainsi encore davantage, et le système ne fonctionne plus !

L’extrême inégalité sociale n’est plus tolérée

La solution ce sont les mesures d’austérité ! Une stratégie qui consiste à exercer encore plus de pression sur les dépenses de l’Etat, sur les emplois dans le secteur public et sur les services publics, orientés essentiellement vers les couches les plus pauvres et démunies des populations.

Soudain, la sécurité sociale est sous la menace : l’extrême inégalité sociale n’est plus tolérée socialement. La seule issue qui reste, afin de calmer un tant soit peu les esprits, c’est le retour à la croissance, ce qui pourrait générer des emplois, assurer des revenues fiscaux plus importants, et ainsi rendre le système financier solvable.

Or, l’économie mondiale semble être sur un précipice encore plus grave que celui de 2008. C’est dire que les protestataires ne devront pas regagner leurs foyers aussi tôt qu’on peut le croire. Pour les gouvernements, il n’existe pas une troisième solution : la répression ou des réformes qui feront mal. Car les pratiques policières brutales pour étouffer ces émeutes ne permettront que de gagner un peu de temps, sans réussir à résoudre quoi que ce soit. Les émeutes gagneront des couches encore plus importantes des populations et le tissu social pourra se défaire générant un crash sociétal et pourquoi pas des révolutions.

Aux problèmes exceptionnels, des mesures exceptionnelles

Les réformes, si jamais elles réussissent à faire une différence, doivent être fondamentales, dit Heinberg. «Elles doivent commencer par un redressement de la situation d’inégalité économique. Mais elles doivent aussi éliminer les dettes massives qui représentent un fardeau non seulement sur le dos des gouvernements et des ménages, mais aussi sur le dos du système financier».

Les politiques doivent actuellement concevoir de nouveaux modèles économiques capables de satisfaire les besoins des citoyens en l’absence de croissance positive.

Les forces qui se libèrent ne peuvent plus être apprivoisées, alors que et jusqu’au moment, les révoltes dans les pays «riches» n’ont pas reçu de réponses sinon par le déni et l’ajournement. Des tactiques qui ne fonctionnent plus. Les moments exceptionnels nécessitent des mesures exceptionnelles !

La Tunisie a-t-elle voté Ennahdha pour accentuer un repli identitaire?
Dans un monde qui tend à la pro¬mo¬tion des uni¬for¬mi¬tés au pro¬fit des plus puis¬santes nations, la Tunisie a avan¬tage à asseoir, dans sa Consti¬tu¬tion, ses consub¬stan¬tielles dif¬fé¬rences. Par Wissem Souissi
Les Tuni¬siens et les Tuni¬siennes ont voté. Et tout porte à croire que Barak Obama aussi. Les obser¬va¬teurs saluent comme il se doit l’événement his¬to-rique: c’est for-mi-da-ble. Com¬ment ne pas sous¬crire à cette appré¬cia¬tion, qui plus est presque una¬nime?
En effet, hor¬mis quelques contes¬ta¬tions balayées par le vent domi¬nant, et en dépit de quelques réserves pré¬ci¬pi¬tées et émises prin¬ci¬pa¬le¬ment en Europe, la norme est, aujourd’hui, à la satis¬fac¬tion géné¬rale. Les obser¬va¬teurs mul¬ti-plient d’ailleurs les argu¬ments allant dans un sens posi¬tif. Matu¬rité, sagesse, conscience des enjeux, et l’on en oublie, c’est à se deman¬der si jamais un peuple dans l’Histoire avait aupa¬ra¬vant reçu autant de com¬pli¬ments…  sans que l’on sache réel¬le¬ment ce qu’il en est. Car, quoi qu’il en soit, be happy, la Tuni¬sie vient de réus¬sir, on l’aura suf¬fi¬sam¬ment entendu, un exploit. Mieux, cette élec¬tion, à l’instar de l’étincelle tuni¬sienne des révoltes arabes, serait même le feu aux poudres démo¬cra¬tiques se pro¬pa¬geant dans les contrées auto¬cra¬tiques en terres d’islam.
La concorde natio¬nale est mal par¬tie
Mais qu’en est-il en réa¬lité? Que signi¬fie ce scru¬tin? Peut-on au demeu¬rant en par¬ler sans évo¬quer tout d’abord l’absence d’interrogation, même chez ses victimes à pré¬sent aux portes du pou¬voir, sur le sort de Zine El Abi¬dine Ben Ali et de son épouse, enfouis en Ara¬bie Saou¬dite?
Ce qui est sûr, c’est que le ministre des Affaires étran¬gères de ce pays-là a récem¬ment visité la Tuni¬sie sans subir la moindre ques¬tion sur l’accueil sur son sol de notre ancien chef de l’Etat, encore moins sur son éven¬tuelle extra-di¬tion. Au demeu¬rant, ces ques¬tions ne figurent nulle part dans les pro-grammes des par¬tis poli¬tiques.
Le consen¬sus natio¬nal que l’on peine par ailleurs à trou¬ver pour pré¬ser¬ver la Tuni¬sie des dérives tota¬li¬taires, tou¬jours pos¬sibles sans qu’il y ait ici de pro-cès d’intention, com¬porte donc au moins un point de départ: la concorde natio¬nale repose sur un silence consen¬suel autour d’un pro¬blème tabou. On peut en déduire que le non-dit est bien parti, les boucs émis¬saires aussi.
Un chan¬ge¬ment de type nouveau
Tout comme l’on s’était accom¬modé, il n’y a pas si long¬temps, de la réclu-sion de Bou¬guiba à Monas¬tir après son évic¬tion lors du coup d’Etat du 7 novembre 1987, avec les consé¬quences auto¬cra¬tiques que l’on sait, c’est, une fois de plus, dans un désert de res¬pon¬sa¬bi¬li¬tés face au passé qu’un «chan¬ge-ment» de type nou¬veau, tout ce qu’il y a de plus dé-mo-cra-ti-que, s’est pro-duit: une Assem¬blée natio¬nale consti¬tuante (Anc) est sor¬tie des urnes. Ce qui n’est pas rien, certes, mais cela veut dire que, par défi¬ni¬tion de la fina¬lité d’une nou¬velle Consti¬tu¬tion, tout est à faire.
Inver¬sion des prio¬ri¬tés
Or, dans cette entre¬prise de construc¬tion, un pre¬mier élé¬ment révé¬la¬teur de l’édifice pro¬jeté est apparu. Le prin¬ci¬pal gagnant des élec¬tions, mais il n’est pas le seul à agir de la sorte comme en témoignent les mani¬fes¬ta¬tions actuelles du syn¬drome des vel¬léi¬tés pré¬si¬den¬tielles des alliés des prin¬ci¬paux vain¬queurs, a une prio¬rité, non pas consti¬tu¬tive, mais gou¬ver¬ne¬men¬tale.
Ennahdha est au pre¬mier chef pré¬oc¬cupé de se pla¬cer au gou¬ver¬ne¬ment, c’est-à-dire d’en prendre la tête. On aurait pu s’attendre à l’émergence d’une reven¬di¬ca¬tion de postes de res¬pon¬sa¬bi¬li¬tés au sein de l’Anc, mais le parti isla¬miste pri¬vi¬lé¬gie pour l’heure les postes minis¬té¬riels. Son secré¬taire géné-ral, Hamadi Jébali, est can¬di¬dat, non à la pré¬si¬dence de l’institution objet du vote du 23 octobre, mais, bien plu¬tôt, à la fonc¬tion de Pre¬mier ministre, qui est en l’état actuel de la légis¬la¬tion le pivot déci¬sion¬nel du Gouvernement.
Le bras gou¬ver¬ne¬men¬tal d’une idéo¬lo¬gie identitaire
C’est de cette inver¬sion des prio¬ri¬tés que le ques¬tion¬ne¬ment sur les inten-tions d’Ennahdha prend un relief par¬ti¬cu¬lier. En affi¬chant d’abord et avant tout sa volonté de diri¬ger les affaires, qui soit dit en pas¬sant sont éga¬le¬ment celles de tous les Tuni¬siens et de toutes les Tuni¬siennes, cela traduit-il un souci d’efficacité pour répondre aux pré¬oc¬cu¬pa¬tions du pays, notam¬ment en matière d’emploi, de lutte contre la pau¬vreté et autres maux qui ont servi de ter¬reau aux isla¬mistes? Ou bien le choix prio¬ri¬taire de prendre les com-mandes gou¬ver¬ne¬men¬tales n’est-il, chez Ennahdha, que la tra¬duc¬tion d’un objec¬tif moins avouable? L’obsession avé¬rée de tenir les rênes du pou¬voir gou¬ver¬ne¬men¬tal tra¬hi¬rait ainsi le pro¬jet de conduire le plus effi¬ca¬ce¬ment pos-sible la Tuni¬sie à une des¬ti¬na¬tion propre à un parti reli¬gieux, d’ailleurs pas for¬cé¬ment se récla¬mant de l’islam: la réponse à toutes les ques¬tions ima¬gi-nables dans une société étant, comme le dit dans ses mee¬tings Rached Ghan-nou¬chi, dans la reli¬gion, il suf¬fit en l’occurrence de mettre le Coran à toutes les sauces ins¬ti¬tu¬tion¬nelles. Et, pour ce faire, autre¬ment dit pour ne pas trop heur¬ter ses adver¬saires poli¬tiques, empreints d’une mol¬lesse inouïe, tout en contrô¬lant l’impatience de ses bases radi¬cales, quoi de mieux qu’un homme à la fer¬veur idéo¬lo¬gique, au dis¬cours soft, et néan¬moins iden¬ti¬taire, à la tête du gouvernement?
Une seule iden¬tité ou une iden¬tité plu¬rielle?
Sa tâche s’annonce, et peut paraître d’ailleurs d’autant plus aisée que la Tuni¬sie a été, depuis bien¬tôt un demi-siècle, de Bahi Lad¬gham et Hédi Nouira à Ben Ali (le seul devenu pré¬sident) en pas¬sant par Moha¬med Mzali et Rachid Sfar, autant de Pre¬miers ministres suc¬ces¬sifs d’un Bour¬guiba aux pré¬ro¬ga¬tives de fait dimi¬nuées, tra¬vaillée dans le sens d’asseoir un déno¬mi-na¬teur com¬mun hégé¬mo¬nique: une unique iden¬tité, arabo-musulmane, à l’exclusion, mal¬gré un plu¬ra¬lisme iden¬ti¬taire en réa¬lité de façade en car¬ton pâte, de toute autre expres¬sion. Est-ce à dire que le vote en faveur d’Ennahdha est un ordre de mis¬sion pour une mise au pas iden¬ti¬taire de la Tuni¬sie? Rien n’est moins sûr.
Arabo-musulman, pas moins ni plus que judéo-chrétien, athée sur terre ou croyant extra-terrestre, n’est guère syno¬nyme de sécu¬rité et de pros¬pé¬rité, c’est-à-dire les deux piliers des attentes des gou¬ver¬nés à l’égard des gou¬ver-nants.
Dit autre¬ment, le der¬nier lap¬sus public de Béji Caïd Essebsi – une Tuni¬sie isla¬mique (sic) – est assu¬ré¬ment révé¬la¬teur d’une vision glo¬ba¬li¬sante lar¬ge-ment par¬ta¬gée et fri¬sant le ter¬ro¬risme intel¬lec¬tuel dès lors que la reli¬gion est évo¬quée, mais il y a tout lieu de com¬battre ce consen¬sus de mau¬vais aloi.
Une Consti¬tu¬tion libé¬rale, garan¬tie des dif¬fé¬rences
En effet, sauf dans une étroi¬tesse d’esprit dont la bêtise a le secret, les dis-sen¬sions ne sont pas équi¬va¬lentes à la dis¬corde. C’est pour¬quoi, il est judi-cieux de rap¬pe¬ler que l’élection d’une assem¬blée consti¬tuante donne voca-tion, avant tout, à éta¬blir une Consti¬tu¬tion. Il ne s’agit donc pas, contrai¬re-ment à ce à quoi l’on assiste, de se don¬ner prio¬ri¬tai¬re¬ment les moyens gou-ver¬ne¬men¬taux de favo¬ri¬ser une vision de la société plu¬tôt qu’une autre. S’il est légi¬time pour le prin¬ci¬pal parti issu du vote de diri¬ger le gou¬ver¬ne¬ment sous le contrôle des élus de l’Assemblée, ces der¬niers ont sur¬tout pour man-dat de rédi¬ger une Consti¬tu¬tion, et non de se doter d’ores et déjà d’un auxi-liaire gou¬ver¬ne¬men¬tal pour impo¬ser des vues domi¬nantes, voire à ten¬ta¬tion domi¬na¬trice.
Les expé¬riences étran¬gères sont à cet égard riches d’enseignements. A-t-on oublié que, fon¬dant sur l’identité réduite un Etat reli¬gieux par excel¬lence, les vic¬times de Hit¬ler se sont muées en bour¬reaux des Pales¬ti¬niens pour accep¬ter que les vic¬times de Ben Ali se trans¬forment en bour¬reaux iden¬ti¬taires de leurs propres com¬pa¬triotes?
Il est temps, notam¬ment pour lui assu¬rer sa péren¬nité, de mettre la légis¬la-tion au dia¬pa¬son de la réa¬lité: la Tuni¬sie est com¬po¬sée de sa diver¬sité. Dans un monde qui tend à la pro¬mo¬tion des uni¬for¬mi¬tés au pro¬fit des plus puis-santes nations, notre pays a, lui, avan¬tage à asseoir, dans sa Consti¬tu¬tion, ses consub¬stan¬tielles dif¬fé¬rences.
Blog de l’auteur. http://www.lobscureclaire.org/2011/10/la-tunisie-ante-post-ben-ali-a-t-elle-vote-ennahdha-pour-accentuer-un-repli-identitaire/