Aucun ne doute aujourd’hui que le modèle économique adopté par le pays depuis que nous avions tourné la page du collectivisme est basé sur l’avantage comparatif du coût salarial réduit.

Par Samir Tlili*


Ce critère de main d’œuvre bon marché a permis de développer deux secteurs aujourd’hui devenus majeurs de l’économie tunisienne, à savoir le tourisme et les industries manufacturières.

Avantage comparatif basé sur le coût salarial

En effet, le vent de libéralisme initié par le gouvernement Hedi Nouira dès les années 70 a tablé sur l’encouragement d’un tourisme de masse et l’implantation en Tunisie de sites de production d’entreprise manufacturières européennes cherchant à délocaliser leurs industries à forte consommation de main d’œuvre. Ces deux secteurs représentent à eux seuls aujourd’hui plus de 80% de nos recettes en devises et emploient plus d’un million de travailleurs en emplois directs et indirects.

La croissance de ces deux secteurs reste ainsi très dépendante de nos clients européens qui, tant que leurs séjours de vacance en Tunisie restent abordables et très bon marché continueront à visiter le pays. Il en est de même pour les donneurs d’ordre européens disposant de sites de production en Tunisie qui continueront de produire tant que le coût salarial restera en-deçà du seuil acceptable pour la poursuite de leur production localement.

Ainsi, si nous avions jusqu’à présent réussi à conquérir une part du marché européen, notre principal partenaire commercial qui s’accapare à lui seul plus de 90% de nos échanges commerciaux, ce n’est nullement parce que nous sommes leaders de technologie ou innovateurs de produits mais simplement parce que notre coût de production et nos séjours hôteliers sont abordables et très bon marché. Car il ne faut pas perdre de vue que le jour où notre avantage comparatif basé sur le coût salarial réduit aura à disparaitre, et que nos concurrents directs formés par le Maroc, l’Egypte ou la Turquie offriront un produit similaire à un prix moindre, il ne se fera aucun doute que nous perdrons automatiquement une grande partie de notre tourisme et de nos industries manufacturières tournées vers l’export. Nos touristes iront alors se prélasser en Turquie et nos industries manufacturières exportatrices iront se délocaliser en Egypte ou au Maroc.

Ainsi, tant que notre économie restera régie par ce modèle économique basé sur l’avantage du coût salarial réduit et que nous ne devenons pas leaders en une quelconque technologie ou en produits innovants, ce qui nous permettra de dicter nos prix sur les marchés internationaux, nous sommes condamnés à maintenir la pression sur les salaires, laquelle devient même une exigence majeure pour le maintien de notre compétitivité économique actuelle qui permet la survie d’un grand pan de notre société vivant de ces secteurs.

Le modèle suédois : maitrise technologique et produits innovants

En effet, si un pays comme la Suède comparable au nôtre en termes de population et de richesse en ressources naturelles a pu atteindre un niveau si avancé de développement économique, qui lui a permis d’afficher un revenu par habitant des plus importants de la planète malgré un coût salarial très élevé, c’est tout simplement parce que son économie passe par être la plus performante en terme de maitrise technologique et de produits innovants.

Faut-il rappeler à cet égard qu’un grand nombre de marques mondiales leaders dans leurs domaines sont d’origine suédoise. Il n’y a qu’à citer Volvo et Scania pour les véhicules de transport, Saab pour la construction aéronautique, Ericsson pour la téléphonie, H&M et Ikea pour la grande distribution, SKF pour les roulements à bille, Tetra pak pour l’emballage, Electrolux pour l’électroménager, etc.

Ce n’est donc nullement par hasard que ce petit pays scandinave a pu conquérir les marchés internationaux malgré l’importance de ses coûts salariaux quand on sait qu’il a derrière lui un étalage aussi étendu de réussites industrielles, technologiques et de savoir-faire. Ses clients, friands d’accéder à ses produits fiables et performants, n’ont d’autres choix que de se plier à sa politique commerciale et payer le prix demandé aussi cher soit-il.

Une économie soumise au diktat des donneurs d’ordre

Nous autres en Tunisie, par notre manque flagrant d’un savoir-faire prépondérant dans un quelconque domaine à même de nous permettre de conquérir les marchés étrangers par des produits innovants, nous sommes réduits à être de simples consommateurs de produits fabriqués par les pays développés et notre économie ne peut que suivre le diktat de leur production.

Il devient ainsi clair que notre modèle économique actuel nous limitera à ne pouvoir fabriquer que les produits inventés à l’étranger dont on finira un jour par nous déléguer la fabrication pour une simple question d’économie de dépenses ou par souci de préservation de l’environnement des conséquences polluantes de la production qui nous a été ainsi déléguée.

On comprend alors que seul le développement du savoir et de la recherche appliquée est capable de nous sortir de cet état de dépendance économique et industriel que nous vivons depuis l’indépendance.

En effet, à défaut pour nous d’inventer nos propres produits innovants qui peuvent de par leur qualité intrinsèque se disputer leur place sur les marchés internationaux, nous resterons toujours l’atelier de fabrication de produits propriétés de nos donneurs d’ordre étrangers qui peuvent à tout instant changer de site de production comme on l’a vu avec toutes ces sociétés exportatrices qui, dépitée des revendications sociales de leurs salariés depuis le 14 janvier, ont préféré fermer boutique en Tunisie pour aller s’installer sous d’autres cieux.

Sauf que jusqu’à présent, et malgré l’effort indéniable de généralisation de la scolarisation et de la formation professionnelle fourni par les gouvernements successifs depuis l’indépendance, nous n’avons toujours pas fait ce saut qualitatif qui nous permet de maîtriser un quelconque domaine industriel ou technologique au point de devenir un des leaders mondiaux en la matière. Et d’ici à en arriver là, nous devons faire avec les moyens de bord actuels et offrir de l’emploi à toute cette jeunesse en âge de travailler dont le nombre ne fait que s’accroitre d’année en année.

Muter vers une économie génératrice de produits innovants

Se pose alors la question de savoir comment, dans la situation actuelle, résoudre cette équation visant à améliorer le niveau de vie de nos travailleurs tout en maintenant le seul avantage sur lequel se base la compétitivité même de notre économie à savoir le coût salarial réduit. Car qui dit amélioration du niveau de vie dit augmentation du pouvoir d’achat avec son corollaire direct augmentation conséquente des salaires.

Ce dilemme est d’autant plus épineux qu’il y a des voix qui s’élèvent de plus en plus pour demander le chambardement de l’ordre actuel des choses en recommandant de couper les ponts avec nos partenaires européens et de marginaliser un secteur aussi porteur en emplois que le tourisme.

En effet, si certains affirment que nous sommes bien en mesure aujourd’hui de nous passer de nos clients européens en recentrant notre économie sur l’agriculture et la production interne de biens et services, d’autres comme moi pensent que ce genre d’affirmation est irresponsable car nous n’avons aucun moyen aujourd’hui de nous procurer les ressources nécessaires à l’importation de nos moyens de production et biens de consommation indispensables à notre société moderne en dehors de nos principaux secteurs pourvoyeurs de devises qui sont justement le tourisme et les industries totalement exportatrices. Et ce ne sont pas les devises procurées par nos exportations de produits agricoles et de phosphates qui vont faire les comptes et nous procurer une réserve de change suffisamment importante pour régler nos besoins en machines et matériel de production, véhicules de transport et engins de travaux, et autres équipements médicaux.

Il devient ainsi plus qu’indispensable de garder, voire même de consolider, tous les secteurs pourvoyeurs de devises jusqu’au jour où notre système économique aura muté vers une économie génératrice de produits innovants. Car autant il est regrettable de constater que presque 60 ans après l’indépendance, notre économie reste toujours bâtie autour de ce seul et unique avantage que constitue le coût salarial réduit, autant il devient impératif aujourd’hui de penser à l’avenir pour substituer à ce modèle devenu désuet et loin de répondre aux aspirations d’indépendance économique de cette Tunisie nouvelle, un modèle économique basé sur l’innovation, la technicité, et le savoir-faire seul capable d’alléger un tant soit peu notre dépendance aux pays développés. C’est la tâche ô combien ardue à laquelle doit s’atteler le nouveau gouvernement de ce pays s’il veut initier une véritable réforme de fond de notre économie.

* Expert Comptable.