Devant une conjoncture internationale peu propice, une situation interne instable et des choix économiques non encore clairement exprimés, la Tunisie se trouve dans une situation extrêmement critique.

Par Ferid Belhaj*


 

Le Conseil d’administration de la Banque centrale de Tunisie (Bct) a choisi le 1er décembre 2011 pour lancer un cri strident d’alarme. Attention, danger ! Le pays est en train de s’enfoncer dans un marasme économique dont il sera extrêmement difficile de sortir. Le constat est sans incertitude et sans nuance. Il est brutal. L’institut d’émission, qui est généralement circonspect, prudent voire souvent muet, a parlé. Et son communiqué résonne lourdement.

La Tunisie n’est pas le premier pays, bien sûr, à s’être retrouvé dans une situation économique grave à la suite de soubresauts politiques et sociaux. Les exemples abondent. A chaque fois, cependant, deux facteurs importants ont joué, qui ont permis la résurgence et le retour à la croissance: (i) des politiques économiques adaptées et courageuses, jointes à la stabilité politique, et (ii) une conjoncture économique internationale porteuse et un voisinage en phase de croissance économique.

Regardons deux exemples, parmi d’autres avant d’examiner succinctement le cas tunisien.

La Turquie, aujourd’hui montrée comme un exemple de croissance, était au bord de la faillite en 2001, il n’y a pas si longtemps. Elle faisait face à la crise économique la plus grave de son histoire moderne. Comment en était-elle arrivée là ? Des années de coalitions gouvernementales difficiles à mener. Une baisse de confiance qui avait engendré une fuite importante des investissements étrangers du pays, et qui a laisse un vide que les banques de la place, non suffisamment capitalisées, ne pouvaient combler. Une crise politique entre le président de la république et son Premier ministre qui a abouti à l’instabilité institutionnelle… Cette combinaison de facteurs rappelle une situation potentielle très proche de nous. Trop proche, peut-être !


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Il a fallu tout le savoir-faire et la crédibilité de Kemal Dervis, ancien vice-président à la Banque mondiale, qui avait quitté ses fonctions à Washington pour aider au redressement de son pays. Il avait aussi fallu en engagement fort du Fonds monétaire international (Fmi) et de la Banque mondiale, et une conjoncture économique favorable en Europe et en Asie. Plus que tout, c’est grâce à ses réformes financières, à ses choix de politique économique clairs, à l’indépendance de sa banque centrale et à un gouvernement plus stable que la côte de confiance de la Turquie est revenue à un niveau à-même d’attirer l’investissement productif.

Un autre exemple est celui du Maroc. En 1998, le Roi Hassan II avait lancé devant le parlement que le pays était au bord de la crise cardiaque (d’où le titre de cette contribution). Le monarque se basait alors sur un rapport critique de la Banque mondiale. Et le Maroc était en effet, à ce moment-là, dans une situation économique particulièrement délicate. La Tunisie, et j’en suis témoin, était alors montrée comme l’exemple à suivre. Lorsque le gouvernement de Driss Jettou est venu aux affaires en novembre 2002, le pays avait commencé à bouger dans la bonne direction. Les années Jettou virent une accélération importante des réformes et l’articulation d’un discours cohérent et à même d’insuffler la confiance. Le système financier a été réformé, avec la privatisation ordonnée de banques publiques, l’assainissement des mauvaises créances, un rôle accru et stratégique pour la banque centrale (Bank Al Maghrib), et l’adoption d’importantes politiques de promotion du secteur privé. Notre actuel ministre des Finances, Jaloul Ayed, a été l’un des acteurs de cette période. En parallèle, un effort courageux avait été fait pour réformer les secteurs publics, sous la houlette de Nejib Zerouali (aujourd’hui ambassadeur du Maroc en Tunisie).

La réorganisation des secteurs de l’eau et de l’énergie, ainsi qu’une politique volontariste dans le domaine agricole et une initiative forte de réduction des disparités sociales et de la pauvreté ont été engagées.

Tout cela avait été lancé dans une conjoncture internationale porteuse et avec l’appui et la confiance de partenaires financiers multilatéraux comme la Banque mondiale, l’Union européenne et la Banque africaine de développement (Bad). Tout cela a aussi été fait en consultation avec tous les acteurs de la scène politique marocaine, y inclus le Parti de la justice et du développement (Pjd), récent vainqueur des élections parlementaires, et notamment son secrétaire général de l’époque, Saâdeddine Othmani.

Regardons chez nous et autour de nous pour nous faire une idée de la situation et mesurer ce que nous devons faire pour dépasser ce moment délicat.

En Tunisie, le pays est en proie à l’incertitude tant institutionnelle qu’en termes de choix économiques, voire de société. Beaucoup pensaient (à tort) que donner un blanc-seing à la Constituante, représentante légitime du peuple, et la libérer de tout contre-pouvoir, allait permettre une résolution rapide de l’après-élection. Ce n’est pas le cas. Aujourd’hui c’est l’incertitude et le pays en souffre. A quoi ressemblera le budget de l’Etat ? Comment allons-nous financer toutes ces promesses et tous ces espoirs placés en la révolution ? La loi de finances qui doit supporter le fonctionnement de l’Etat et donner forme au rééquilibrage des priorités tant espéré par les régions déshéritées du pays, celles d’où est partie la contestation, n’est pas encore discutée par la Constituante et, à moins d’un processus sommaire, loin d’être adoptée.

La Tunisie n’a probablement plus l’espace budgétaire nécessaire pour mener une politique contre cyclique de relance. Les réserves sont au plus bas et la récession guette. L’option de lancer un emprunt obligataire dans les circonstances actuelles est limitée et risquée. Cela reviendrait trop cher. Notre crédit auprès des marchés n’est plus ce qu’il était. Quand on voit ce qu’a payé l’Italie lors de sa dernière sortie sur les marches obligataires, 8% pour un coupon sur dix années, nous sommes en droit d’hésiter avant de nous lancer. La Tunisie n’a pas non plus un accès illimité aux ressources financières semi-concessionnelles de la Banque mondiale et de la Bad. Ces institutions peuvent aider, et elles l’ont fait de manière importante au lendemain de la révolution, mais les plafonds des prêts sont ce qu’ils sont.

Allons-nous mettre à contribution la planche à billets ? Respirer une bouffée d’air frais avant de tomber dans l’inflation et la ruine ? Ernest Hemingway, le célèbre auteur de “Pour qui sonne le glas”, écrivait : «The first panacea for a mismanaged nation is inflation of the currency ; the second is war. Both bring a temporary prosperity ; both bring a permanent ruin. But both are the refuge of political and economic opportunists» (‘‘La panacée pour une nation mal gérée c’est l’inflation de sa monnaie ; la seconde panacée est la guerre. Les deux charrient une prospérité temporaire, et les deux portent en eux la ruine permanente. Mais les deux sont le refuge des opportunistes politiques et économiques”).

Il faudra faire extrêmement attention à ne pas laisser le pays aux opportunistes économiques et politiques dont parlait Hemingway, et que l’on ne fasse pas l’erreur de nous jeter dans des aventures aux réveils difficiles. C’est pour cela que l’indépendance de la Banque centrale de tout pouvoir ou influence politique est, aujourd’hui plus que jamais, un enjeu fondamental.

Si la situation est à ce point difficile, le salut viendrait-il de notre environnement le plus immédiat ? Nous sommes en droit d’en douter.

L’Europe est un bateau pris dans la tempête et la situation est à ce point grave que l’on en arrive aujourd’hui à parler d’isoler certains pays de la zone euro de peur que la contamination, du reste déjà avérée, n’emporte la nef et ne la fasse chavirer. Pas de secours immédiat, donc, à espérer de l’autre côté de la Méditerranée. En regardant vers l’est, la Libye, marché prometteur et pourvoyeur potentiel d’emplois et d’énergie, est dans la tourmente avec une visibilité limitée quant à l’avenir.

Un saut vers les pays du Golfe, «frères et amis» et nous retombons dans les schémas éculés et réducteurs de l’assistance au compte goutte. Au plaisir, à l’humeur et au goût de nos interlocuteurs. De là aussi, point de salut ! Quant aux Etats Unis, nous attendrons la matérialisation des promesses d’investissement faites depuis quelques mois avant de nous prononcer.

Donc, en un mot comme en mille : il faudra à la Tunisie compter sur elle même et au nouveau gouvernement de s’atteler sans tarder, et toutes affaires non-économiques cessantes, à juguler la crise qui est déjà là, éviter la récession toute proche et donner au peuple tunisien les moyens de son ambition à la dignité et à la liberté.
De nombreux chantiers doivent être menés de concert. Il en est deux cependant qui me paraissent fondamentaux à ce stade parce qu’ils conditionnent l’activité économique, qu’ils conditionnent la croissance et qu’ils conditionnent la création pérenne d’emplois.

1 - Redonner confiance aux investisseurs tunisiens et étrangers : Le secteur privé sera le moteur de la résurrection de l’économie tunisienne. Il n’en est pas d’autres. Il est de toute première instance de relancer l’appareil d’attraction des capitaux et de mettre en place toutes les incitations possibles au retour de l’investissement. La Tunisie a bâti son économie sur la petite et moyenne entreprise (Pme), notamment dirigée vers l’exportation. C’est vers elle que les efforts doivent se concentrer. Il faut revoir rapidement le cadre règlementaire qui régit les Pme et l’alléger de manière à libérer les énergies entrepreneuriales. Il faut minimiser les étapes nécessaires à la création d’entreprises et lever les obstacles administratifs lourds qui existent encore. Dans un grand nombre de pays, la création d’entreprises se fait en quelques minutes sur internet et l’enregistrement au registre du commerce suit immédiatement. Faisons-le. Notons au passage que lors des premiers mois de la révolution, le ministère de l’Intérieur avait accordé plus de cent visas de création de partis politiques. Avec la conséquence que nous savons ! Que nos ministères du Commerce et de l’Industrie en prennent de la graine et accordent eux aussi des permis d’entreprendre. Ceux-là, au moins, seront utiles, parce que créateurs d’emplois.

2 - Remettre le secteur financier sur les rails et lui permettre d’assurer sa fonction de financier de l’économie. Le secteur financier tunisien n’est pas dans un état optimal. Un nombre de banques sont sous-capitalisées, courbent l’échine sous le poids des mauvaises créances, et n’ont donc pas l’espace financier de contribuer à la croissance du secteur privé productif. D’autres, qui se portent relativement mieux, hésitent à s’engager dans une conjoncture au mieux… incertaine ! Les rumeurs de remise en question de l’indépendance de la Banque centrale, si elles se confirmaient, auraient pour première conséquence d’éloigner plus encore les investisseurs étrangers. Cela lancerait un signal négatif aux banques de la place. Nous serions alors revenus des années en arrière, et serions totalement à contre-courant de nos compétiteurs, et notamment le Maroc qui a su donner à Bank Al Maghrib une autonomie importante et, à travers son mandat, d’assurer la stabilité des prix, son mot à dire dans la conduite de la politique économique du pays.

En conclusion, devant une conjoncture internationale peu propice, une situation interne instable et des choix économiques non encore clairement exprimés, la Tunisie se trouve dans une situation extrêmement critique.

L’avertissement de la Bct doit être entendu. Les appels du patronat doivent être écoutés. Le gouvernement est tenu de répondre vite, sinon il perdra la confiance de ce qui lui reste de partenaires économiques et il perdra la légitimité que lui avaient conférée les élections du 23 octobre.

* Directeur du Département du Pacifique à Banque Mondiale.

Les vues exprimées dans cette contribution ne sont pas nécessairement celles de la Banque Mondiale et n’engagent que leur auteur.