Après la chute de Ben Ali, les autorités tunisiennes ont nommé des experts comptables à la tête des entreprises appartenant aux membres de son clan. Devant les difficultés rencontrées, ces derniers menacent de rendre le tablier.
Par Aya Chedi
Il a fallu une deuxième conférence de presse pour attirer l’attention de l’opinion publique sur la situation que vivent les experts comptables nommés, en leur qualité d’auxiliaires de justice, en tant qu’administrateurs judiciaires à la tête de pas moins de 200 entreprises, qui emploient plus de 20.000 personnes et gèrent des fonds de quelques 5 milliards de dinars.
«Dans trois semaines, je serais peut-être mort»
Cette conférence est venue à point nommé, après celle tenue en juillet dernier, puisque «les intimidations, les menaces verbales et physiques, les attaques et les difficultés endurées par les experts comptables à la tête de ces entreprises s’aggravent et deviennent dangereuses», a martelé Mohamed Néji Hergli, président de l’Ordre des experts comptables de Tunisie (Oect). «Ceci étant, nous accordons un moratoire de trois semaines aux autorités de tutelle, pour nous trouver une solution radicale nous permettant de pouvoir continuer à accomplir nos tâches dans les meilleures conditions possibles, sinon nous renoncerons collectivement à ces missions», a-t-il averti.
D’autres experts comptables, tels que Jawhar Taktak, ne pourraient en effet attendre plus que ce délai. Et pour cause, a-t-il dit : «Dans trois semaines, je serais peut-être mort. Ce que j’ai vécu ces derniers jours est au-delà de ce que je pouvais imaginer avant d’accepter cette mission, animé de motivations purement patriotiques». M. Taktak, administrateur judiciaire de l’une des entreprises ayant appartenu à Mohamed Naceur Trabelsi, frère de Leila Ben Ali, accuse ce qu’il a appelé «la mafia des résidus des anciens clans des familles déchues, qui n’acceptent pas encore la réalité qui les a mis de côté, persistent encore et sont encore dangereux». M. Taktak a ajouté : «On m’a attaqué et on ne cesse de me menacer de mort si je ne me plie pas à leurs demandes. Et lorsque j’ai essayé de chercher refuge et protection auprès des forces de l’ordre, le plus haut gradé m’a tout simplement dit : ‘‘Que j’assure ma propre sécurité avant de pouvoir assurer la tienne’’. C’est inadmissible, surtout que les autorités de tutelle semblent être dans l’incapacité de prendre la moindre décision. Ceci sans parler des banques [Ndlr : il a nommé la Banque nationale agricole], dont les responsables, qui ont accordé des crédits et des accès aux financements aux membres de ces familles et à leurs entreprises, rechignent aujourd’hui à libérer les fonds des entreprises que nous gérons et contestent même les décisions des juges».
Séquestré, Jawhar Taktak montre son ordinateur portable écrasé : «Ils l’ont détruit et ont pu accéder au disque dur de mon PC. Par la suite, ils ont prétendu qu’on avait marché dessus, alors que j’ai été attaqué par pas moins d’une vingtaine de personnes, et dieu merci que je sois encore en vie. Ils menacent d’attaquer ma demeure ce qui m’a poussé à changer les blocus».
L’absence de toute sorte de pouvoir
Après avoir laissé libre cours à son expression, Jawhar Taktak a cru devoir, dans un geste symbolique, rendre sa carte professionnelle : «Je ne peux plus assurer ces fonctions-là. De plus je n’ai reçu aucun sou depuis quelques mois. J’ai accepté cette mission pour des raisons purement patriotiques, mais aujourd’hui je ne peux plus le faire dans l’absence du strict minimum de sécurité et de dignité», a-t-il lancé.
La situation de cet expert comptable pourrait tout résumer. Mais il semble qu’il n’est pas le seul à avoir enduré de telles difficultés. Najoua Bouaasida, expert comptable et administrateur judiciaire sur l’entreprise de Khaled Kobbi, a, elle aussi, raconté les déboires qu’elle a vécus, notamment la campagne de diffamation à son encontre, surtout après le litige qu’elle a eu avec Radhia Nasraoui, avocate de Khaled Kobbi et célèbre militante des droits de l’homme.
Plus d’un constat émerge de cette conférence de presse. Tout d’abord cette anarchie qui se confirme d’un jour à l’autre. L’absence de toute sorte de pouvoir et de contrôle de la part des ministres jugés être «dans des tours d’ivoire, notamment les ministres de la Justice et celui des Domaines de l’Etat», par plus d’un expert comptable présent. Et puis et surtout c’est la résistance de ces forces obscures appartenant aux anciens clans et dont la présence et les intérêts se confirment d’un jour à l’autre.
Entretemps, on continue à s’étriper dans les travées de l’Assemblée Constituante, dont les membres élus sont de plus en plus critiqués pour le temps mis à former un gouvernement capable de prendre les rênes du pays et d’essayer d’y remettre un tant soit peu d’ordre.