«Il faut cesser de sanctionner les entreprises ayant appartenu au clan Ben Ali. Et profiter de ce patrimoine, le développer et le transformer en une richesse pour le pays..», plaident les experts de la finance.

Par Zohra Abid


 

Le dossier des biens confisqués fait du surplace. La Commission qui en est chargée manque de moyens pour faire le bilan de plus de 300 sociétés. Les administrateurs judiciaires, les bras ligotés, sont noyés dans la gestion du quotidien, et n’arrivent pas à donner un coup de pouce aux sociétés dont ils ont la charge et à aider l’Etat à trouver des solutions à la crise actuelle et créer des emplois.

Liquider les coquilles vides

Les participants à la conférence organisée par l’association Nou-R, le 13 janvier, à Tunis, sont presque unanimes : il y a moyen de sauver ce qui reste à sauver des entreprises confisquées. Et cela en créant une autre commission, à côté de celle présidée par le juge Adel Ben Ismaïl depuis avril et qui n’a pas pu s’en sortir toute seule, pour aider à classer et catégoriser les biens mobiliers et immobiliers... dispersés un peu partout dans le pays. Les procédures sont longues et compliquées. Les administrateurs judiciaires n’ont pas, non plus, toute la latitude pour gérer les sociétés. «Nous avons proposé en juillet 2011 un décret-loi pour la constitution d’une commission dépendant directement du ministre de la Justice et qui aurait plus de pouvoir en matière de gestion. Nous sommes dans une période de transition et il faut liquider les coquilles vides et indemniser au plus vite ses employés. Car elles ne servent plus à rien. En même temps, il faut se tourner vers les autres sociétés qu’on considère comme des fleurons de l’économie nationale», a martelé un expert en finances.


Adel Ben Smaïl et Hassen Zargouni

La confiscation de ces sociétés ne doit pas être une punition, mais une opportunité unique pour créer un partenariat public/privé. Car, bilan fait, certaines de ces sociétés sont bien tenues par des gens compétents et considérées comme un patrimoine qu’il faut développer. Il est inutile donc de les sanctionner en leur mettant des bâtons dans les roues.

Derrière ces biens mal acquis, énormément des larmes

Khayem Turki du parti Ettakatol, expert en finances internationales, a sa propre vision. «Nous avons brossé un tableau général de ces biens confisqués. Derrière, il y a eu des larmes, de la tension, des injustices et des dossiers de haute dimension symbolique. On va avoir énormément de frustration si on communique mal à ce sujet, et ce n’est pas bon. Nous devons, en tout cas, éviter la froideur des chiffres et passer rapidement au concret», a-t-il dit. Autrement dit, il faut passer à l’acte. Vendre ce qui est vendable, liquider ce qui est à liquider, développer ce qui est à développer et passer à autre chose.

Hamouda Baroudi et Mehdi Ben Gharbia, deux représentants du Parti démocratique progressiste (Pdp), ont annoncé que leur parti travaille sur la question et a déjà préparé plusieurs propositions, sans détailler ces dites «propositions». Selon M. Baroudi, qui a notamment soulevé la question des terrains de Hammamet accordés frauduleusement à la famille de l’ex-président, plusieurs terrains et sociétés ont été arrachés de leurs détenteurs initiaux et il faut faire quelque chose pour leur rendre.

M. Ben Gharbia a pris pour exemple la Société de Sucre à Bizerte. Selon lui, cette société, fondée par Belhassen Trabelsi, le beau-frère de Ben Ali, peut créer 350 emplois directs et autant indirects. Mais aujourd’hui, la société n’arrive pas à honorer ses créances et il faut au plus vite la sauver d’une faillite, lui redonner un sang neuf, et créer des emplois. Comme cette entreprise, des dizaines d’autres attendent que l’Etat leur paye leurs créances bancaires pour que la roue se remette à tourner.

L’expert comptable Hamouda Louzir d’Afek Tounes dit, pour sa part, avoir refusé que la mission des administrateurs judiciaires ne soit pas déterminée dans la durée. Selon lui, ces administrateurs donnent la priorité à leur propre entreprise. Car, il faut qu’ils vivent. L’entreprisse confisquée est donc ainsi condamnée à passer en second plan et ses activités à fonctionner au ralenti.

Beaucoup de pertes  

Pour Fadhel Abdelkefi, président du conseil d’administration de la Bourse des valeurs mobilières de Tunis, il faut introduire les entreprises confisquées en bourse. «Lorsque le nombre d’entreprises cotées atteindra 250 contre 50 actuellement, la Bourse de Tunis pourrait participer de manière significative à la constitution du Pib», dit-il. Reste à savoir qui est habilité à prendre la décision d’introduire les sociétés confisquées en bourse alors que leur situation légale est encore incertaine ? «C’est avec amertume, enchaîne M. Abdelkefi, que je constate qu’il n’y a pas de leader politique capable de prendre ce genre de décision. Il y a un manque flagrant de pragmatisme. Aujourd’hui, nous n’avons pas encore le courage de changer la donne. Ceci est le rôle de l’Etat».

Et le financier de lancer cet avertissement : «A cause de la lenteur et de ce manque de politique claire, il y aura une étincelle qui pourrait provoquer une révolution plus violente que celle du 14-Janvier. Car les poches de pauvreté sont toujours là, et la situation n’a pas évolué, si elle n’est pas pire».

En d’autres termes : le gouvernement démocratiquement est averti. Il sait ce que risque le pays s’il ne prend pas les choses en main.

Des clignotants au rouge

La Banque centrale de Tunisie (Bct) a tiré la sonnette d’alarme à plusieurs reprises. Le Fonds monétaire international (Fmi) a déclaré, lui aussi, que le pays va mal, que le système bancaire est au bord de la crise et que tous les signaux clignotent au rouge, en l’absence quasi-totale des politiques.

Face à cette situation, les participants à la rencontre ont rappelé que l’exemple à suivre pourrait être celui de l’Allemagne qui, lors de la réunification, pour ne pas dilapider les fortunes, a traité en 2 ou 3 ans des milliers de dossiers, et c’est ainsi que le pays a pu sauver les entreprises profitables et échapper à la crise.

Bien sûr, il ne faut pas, selon les experts, mettre tout dans le même sac. A chaque société ses spécificités et il n’y a pas de solution standard. Il y a des sociétés bâties sur un membre ou un seul individu et là, il faut liquider. D’autres qu’il faut appuyer et mettre l’accélérateur sur son activité.

Il faut aussi évaluer les entreprises, évaluer les biens mobiliers et les œuvres d’art et se décider. «On n’a pas vraiment un ressort effectif et chiffré de ces entreprises. Pourquoi ne pas créer un holding pour les gérer ?», s’interroge un représentant de la société civile. Et d’ajouter qu’il faut entrer en contact avec les holdings qui gèrent déjà certaines entreprises, coordonner avec les directeurs qui sont les meilleurs profils en Tunisie. Et s’il est nécessaire de lancer des appels d’offres, il ne faut pas hésiter. Et ne pas oublier de penser aussi à créer une caisse de conciliation et à mettre la bonne gouvernance et la transparence fiscale comme premières conditions. Et pour vendre, il vaut mieux se dépêcher en privilégiant les investisseurs nationaux avant de faire appel à des étrangers. «Il ne faut pas perdre encore du temps. Car la confiance commence à s’effriter. Il faut aussi éviter le populisme et prendre des décisions», a estimé Rejeb Elloumi de l’Association tunisienne pour la sauvegarde des monuments et des sites archéologiques (Tourath).

Au terme de cette réunion, les présents ont appelé le gouvernement à prendre des décisions concernant les biens confisqués, à lancer un signe fort en direction des responsables en charge de ce dossier pour accélérer leurs travaux... Et pour mieux communiquer. L’opposition, pour sa part, doit se garder de chercher à empêcher la troïka de travailler. Il faut être mûr, et penser surtout à l’intérêt général. Et ne pas laisser de possibilité à la contre-révolution de se repositionner. «Ils sont là. Ils sont en train de s’investir dans les médias ; ils achètent les journaux et vous allez être surpris par le retour des sbires de Ben Ali», a averti Abdessatar Mabkhout.   

Lire aussi :
Tunisie. Les biens (très mal) confisqués du clan Ben Ali (1-2)