Place du tourisme dans l’économie tunisienne, relation entre croissance et développement, diversification des activités, etc., l’auteur recourt à la pédagogie pour rapprocher les concepts économiques des lecteurs lambda.
Par Ezzeddine Ben Hamida
Louisa Ben Hamida : Est-il vrai que notre économie dépend beaucoup du tourisme et que si les touristes ne reviennent pas nous risquerons de graves ennuis sur le plan économique et social ?
Ezzeddine Ben Hamida : Tu me poses une telle question car tu entends souvent, en ce moment, des personnalités tunisiennes exprimant leurs craintes et leurs angoisses économiques mais aussi parce que beaucoup de médias occidentaux, français particulièrement, rabâchent et ressassent sans cesse que l’économie tunisienne dépend, en large partie, des recettes touristiques ?
Concrètement, en 2010 environ 7 millions de touristes sont venus passer quelques jours de vacances dans notre charmant pays (près de 79 millions de touristes pour la France). Ils ont dépensé, d’après le rapport annuel de la Banque centrale de Tunisie, 3,523 milliards de dinars (la recette est de 37 milliards d’euros pour la France en 2006 alors que les Français ont dépensé à l’extérieur un peu plus de 24 milliards d’euros).
Le tourisme représente 6,5 pour cent du Pib
Le secteur touristique représente aujourd’hui 6,5% du produit intérieur brut (Pib) et fournit 340.000 emplois dont 85.000 emplois directs, soit 11,5% de la population active occupée avec une forte part d’emploi saisonnier. Par ailleurs, il est intéressant de savoir qu’en 2010, 935 millions d’arrivées touristiques internationales ont été recensées, la Tunisie n’a su en séduire qu’à peine 0,7% c’est-à-dire même pas 1 touriste sur 100. Pire encore, la contribution du secteur touristique à la croissance économique, qui était de 3% en 2010, est seulement de 0,2 point. On peut signaler, à juste titre, que nos compatriotes non-résidents, c’est-à-dire les Tunisiens qui vivent à l’étranger, qui sont plus de un million, ont transféré en 2010, à eux seuls, plus de 2,953 milliards de dinars.
Donc, on s’en fout ! Autre chose, c’est quoi le Pib et la croissance économique ?
Non, non, je n’ai pas dit ça ! J’ai juste relativisé le constat par des données macroéconomiques concrètes. N’oublie pas, il y a déjà 340.000 emplois donc 340.000 familles, ou presque ; c’est une donnée socioéconomique très importante même si les emplois sont peu qualifiés et ne fournissent pas des salaires suffisamment élevés pour soutenir significativement la croissance économique. Ces emplois permettent déjà de maintenir «une paix sociale». J’y reviendrai.
Mais je vais t’éclairer tout de suite sur la définition du Pib pour que tu puisses comprendre comment on arrive à calculer la croissance.
Il s’agit d’une notion fondamentale en économie : le Pib c’est la richesse produite par les Tunisiennes et les Tunisiens. En gros c’est la somme des valeurs ajoutées réalisées par les entreprises privées (c’est de l’économie marchande) et les productions non marchandes de l’économie (le service public : police, justice, éducation nationale…). Comme il n’existe aucun prix pour ces productions (le service public, donc), elles sont mesurées par le coût total de production. En somme, ce sont les salaires des fonctionnaires. Le Pib est un indicateur quantitatif qui permet de calculer la croissance économique d’une année à l’autre, c’est l’accumulation de la richesse de l’année n à l’année n+1. En clair, un taux de croissance de 3% signifie une augmentation (une variation positive) de la richesse produite de l’année n à l’année n+1 de 3%. Cet indicateur, saches-le, a beaucoup de limites, il convient, donc, de le relativiser et de ne pas le confondre avec le concept de développement (phénomène qualitatif). Inutile de s’attarder davantage sur ses aspects.
A présent, revenons à ton «on s’en fout !».
Textile tunisien, une industrie travaillistique
L’économie d’un pays est composée de plusieurs secteurs (secteur primaire : agriculture et pêche ; secteur secondaire : industrie au sens large ; et le secteur tertiaire : services) qui à leur tour se composent de plusieurs branches d’activités (industrie agro-alimentaires, industrie du textile… ou encore, le transport, le tourisme…). Chaque secteur et chaque branche d’activité contribue à son niveau à la production de la richesse nationale, le tableau ci-après en est l’illustration (source : rapport de la Banque centrale de Tunisie, page 20, 2011, disponible gratuitement sur le site de la Bct).
Ainsi, on peut constater que les 3% de croissance (de richesse accumulée, donc) de l’année 2010 par exemple, s’expliquent par des contributions inégales des différents secteurs et branches d’activité.
En fait, pour 2010, on aurait pu avoir un taux de croissance du Pib de presque 4%, si ce n’est la croissance négative du secteur de l’agriculture et de la pêche (-8,7%) qui s’est traduite par une contribution négative de 0,7 point dans la croissance globale. «Ce secteur a été affecté par la chute de la récolte de céréales d’environ 57% pour revenir à 10,8 millions de quintaux et par le recul de la production d’huile d’olive à 150.000 tonnes. Hors agriculture et pêche, la croissance économique s’est plutôt consolidée pour passer, d’une année à l’autre, de 2,7% à 4%» stipule le rapport.
Le commerce ne contribue à la croissance qu’à hauteur de 0,3 point, le transport seulement 0,2 point au même niveau donc que la contribution du tourisme. Je vois, 0,6 point pour la communication c’est-à-dire la même contribution à la croissance que l’industrie non manufacturière (mines, pétrole et gaz naturel) ?
Oui, c’est ça. Tu as bien décrit la contribution de chaque secteur dans la croissance. Le tourisme, un secteur qui t’a sérieusement intriguée vu le matraquage médiatique, contribue seulement à hauteur de 0,2 point au même niveau donc que le secteur de transport mais le double du secteur agro-alimentaire (0,1 point) ou encore de l’industrie chimique (0,1 point) sans oublier l’industrie mécanique et électrique (0,1 point).
En fait, notre secteur touristique souffre structurellement de l’inadaptation de notre offre à la demande internationale : une demande en pleine mutation et exigeante en termes de qualité. Nos touristes occidentaux sont généralement des personnes appartenant à la classe moyenne, voire modeste, en Europe ; la parité monétaire du dinar par rapport à l’euro leur procure un pouvoir d’achat inespéré dans leur pays. Concrètement, une caissière à Carrefour en France, vu les prix proposés par les tours opérateurs, peut s’offrir une semaine en pension complète en Tunisie vol compris alors qu’elle ne peut même pas, avec le même budget, s’offrir une simple location dans le sud de la France.
En somme, si on fait le bilan, l’économie d’un pays c’est un tout. On n’a pas intérêt à mettre tous nos œufs dans le même panier pour mieux diversifier les risques et pouvoir lutter contre les crises économiques.
Absolument, les conjonctures économiques peuvent être amples et brutales à l’instar de la crise mondiale actuelle. Il faut donc chercher à développer et à diversifier la structure de notre économie de telle manière que nous ne restions pas tributaires, prisonniers, d’un secteur ou d’une branche d’activité.
Certes, on peut se spécialiser mais, il faut le faire dans le cadre d’une stratégie globale de remontée de filière. C’est-à-dire, il faudrait que notre structure industrielle soit capable d’assurer la totalité du processus de production d’un produit, à titre d’exemple, pour produire ta belle jupe il faut être capable d’assurer la chaine de production du coton jusqu’à la confection, ce qui implique la maitrise de la branche filature et celle du tissage plutôt que d’importer le tissu et être dépendant de l’extérieur. On peut aussi extrapoler ce raisonnement sur tous les secteurs et les branches d’activité. As-tu compris ?
Oui, mais tu as suscité beaucoup d’autres questions dans ma tête… Et si on n’a pas tous les moyens (financiers, matériels et humains) pour assurer la totalité de ce processus de production, dont tu parles ?
Dans ce cas, on fera appel aux investisseurs étrangers et on développera, entre autres, des accords de coopération et de partenariats avec d’autres pays. Si tu veux, on en parlera la prochaine fois. On peut éventuellement étudier un cas concret : l’ampleur et la réalité des investissements français en Tunisie.
* Professeur de sciences économiques et sociales.