Comment est-il possible que les populations habitant dans les zones les plus arrosées du pays soient celles qui souffrent le plus de la soif ?

Par Rym Ben Zid


Les gouvernorats de Jendouba et de Béja sont les châteaux d’eau de la Tunisie et permettent d’approvisionner en eau potable les grands centres urbains de la côte ; les eaux provenant du nord-ouest sont acheminées jusqu’au Cap Bon pour irriguer les zones de production d’agrumes.

Cet état de fait est le produit des politiques de gestion des ressources en eau qui se sont succédé depuis l’indépendance. Ces politiques ont privilégié la mobilisation des eaux dans des barrages de très grande capacité aux dépens de la petite et moyenne hydraulique de proximité.

La corvée de l’eau dans les châteaux d’eau

Il est vrai que des investissements ont été réalisés pour que l’accès à l’eau potable soit généralisé dans les zones les plus enclavées de Tunisie. Cependant, force est de reconnaître que les régimes qui se sont succédé en Tunisie ont donné la priorité aux grands centres urbains au détriment des zones rurales en termes d’approvisionnement en eau potable, y compris les zones rurales situées dans les étages bioclimatiques caractérisés par une pluviométrie élevée. Il en a résulté une dichotomie criante en ce qui concerne l’accès à l’eau potable entre les zones côtières à haute densité de population et les zones de l’intérieur du pays, y compris les régions les plus arrosées du nord-ouest.


Des chômeurs en sit-in sur la voie ferrée à Kasserine.

A titre d’exemple, la corvée de l’eau est encore très répandue dans le milieu rural, et les femmes consacrent au minimum 2 ou 3 heures par jour pour aller chercher de l’eau. Cette corvée est particulièrement ardue et difficile dans les zones montagneuses du nord-ouest à forte pente où les distances aux points d’eau sont grandes et où il n’existe pas de charrettes ou d’animal de traction pour transporter l’eau. Nombre de femmes ont des maux de tête, de dents et des congestions oculaires car elles transportent des bidons de 20 litres sur leurs têtes et ceci sur des kilomètres. Les périodes estivales sont les plus difficiles car les sources proches tarissent ; il n’est pas rare que les paysans attendent les premières pluies pour collecter l’eau des gouttières et assouvir leur soif. Et c’est là que réside la contradiction. Comment est-il possible que les populations habitant dans les zones les plus arrosées du pays soient celles qui souffrent le plus de la soif ?


Paysanne à Matmata. Ph. Hélène Rannou.

Impact négatif du tourisme sur l’agriculture

Au-delà de l’accès à l’eau potable qui est un des droits fondamentaux de l’homme, se pose, également, le problème de l’accès à l’eau d’irrigation, moyen de production essentiel pour le développement agricole.

Hafedh Sethom, géographe tunisien de renom, avait déjà, dans les années 1970 et 1980, attiré l’attention des décideurs sur le préjudice porté à l’agriculture par des politiques de développement économique promouvant le développement du secteur touristique, basé sur une utilisation accrue de ressources rares, l’eau et la terre, et ayant des effets négatifs sur les écosystèmes de régions excentrées par rapport aux régions où la ressource en eau est générée.

Dans le même temps, les agriculteurs du nord-ouest, notamment ceux disposant de peu de moyens, dont les parcelles sont limitrophes des retenues des barrages n’ont pas le droit de prélever de l’eau pour irriguer leurs cultures pendant la période estivale.

De la même manière, les agriculteurs exploitant des parcelles dans les grands périmètres irrigués de Bousalem, de Testour ou de Jendouba paient l’eau d’irrigation au même prix que les agrumiculteurs de la région du Cap Bon. Il en a résulté une désaffection accrue de ces périmètres due, également, au désengagement de l’Etat pour la maintenance et l’entretien des réseaux et au manque de débouchés commerciaux pour les produits agricoles, et un taux d’utilisation de l’eau d’irrigation réduit.

Pour un accès plus égalitaire à l’eau

La répartition et l’accès aux ressources naturelles dont l’eau d’irrigation et la terre sont inégalitaires et peu équitables dans notre pays et, notamment, dans le nord-ouest du pays.

Il existe une panoplie de solutions pour un accès plus égalitaire à l’eau, qui contribueraient à réduire les disparités régionales, à créer de la richesse et à amorcer une dynamique de développement local pouvant augmenter les revenus des familles, créer des opportunités d’emploi et ralentir les mouvements d’exode rural temporaire ou définitif vers les grandes villes et les zones du littoral.

La première des solutions serait d’attribuer d’office un quota des volumes d’eau générés dans les gouvernorats du nord-ouest où sont localisés les plus grands barrages et réservoirs d’eau aux autorités régionales habilitées à gérer et distribuer l’eau potable et l’eau d’irrigation (Sonede et Crda) ; elles mettraient l’eau à la disposition des citoyens à un prix préférentiel inférieur au prix de vente de l’eau dans les autres régions du pays. Les montants générés par le différentiel de prix seraient reversés aux régions du nord-ouest et serviraient à financer des programmes et projets de développement local dans le cadre d’une politique de décentralisation réelle et effective.

Une politique de décentralisation réelle et effective consiste à mettre en place, d’une part, des institutions permettant d’apporter des services de proximité aux citoyens et ayant la capacité de mobiliser et de gérer des fonds (y compris par le biais de la fiscalité locale) et, d’autre part, des mécanismes de financement durables pour la mise en œuvre d’actions de développement local dans différents secteurs : infrastructure, agriculture, tourisme, éducation, santé…


Souk de moutons à Thala.

Impulser une dynamique de développement local

Une initiative de ce genre semble prendre forme dans le gouvernorat de Gafsa où la Compagnie des phosphates de Gafsa (Cpg) est en train de créer une banque régionale dont le but serait de financer des petites et moyennes entreprises (Pme) dans le bassin minier de la région. Si cette banque mettait à la disposition des petits entrepreneurs locaux des crédits, si les conditions d’attribution des crédits ne sont pas contraignantes et si les produits financiers proposés répondent aux besoins et aux capacités des acteurs économiques locaux (échéances de remboursement, taux d’intérêt, montants permettant de développer des activités rentables), il est probable qu’une telle initiative puisse impulser une dynamique de développement local.

Cette politique de décentralisation devrait être combinée à l’adoption d’approches fédératrices des différents acteurs présents dans un territoire donné, mises en œuvre par une instance locale représentative des intérêts des uns et des autres (secteur public, secteur privé, société civile, producteurs, artisans…).

Intervenir dans un territoire circonscrit permet de concentrer les efforts et les financements, de favoriser les échanges, les collaborations et les concertations entre les différents acteurs susceptibles de créer de la valeur ajoutée et de générer davantage de cohésion sociale.

La deuxième solution susceptible de réduire les inégalités régionales serait de mettre en œuvre des actions de développement adaptées aux besoins des agriculteurs/citoyens résidant dans les zones marginales de montagne ou dans les espaces péri-forestiers qui sont les catégories sociales les plus vulnérables dans le pays car ayant un accès extrêmement limité aux ressources (terre, eau et forêt).

Les hommes appartenant à ces catégories émigrent pendant quelques mois de l’année pour aller chercher des opportunités d’emploi dans les zones côtières mais n’ont pas les moyens d’émigrer de manière définitive avec leur famille dans les zones urbaines.

C’est aussi parmi ces catégories que l’on assiste à l’émigration définitive des jeunes hommes célibataires vers les centres urbains causant le célibat des femmes dans leurs villages d’origine ou à celles des jeunes filles recrutées comme employées de maison ou aides ménagères.

Les actions de développement à mettre en œuvre auraient pour objectif la gestion et la mobilisation de la ressource en eau au niveau local tels que de petits barrages collinaires qui permettraient de mettre à la disposition de petits exploitants de l’eau d’irrigation et de créer de petits périmètres irrigués, que les communautés auraient les moyens et la capacité financière de gérer et d’exploiter.

La décentralisation de la décision

De la même manière, des actions de remembrement des terres agricoles sont indispensables, notamment, dans les zones à haut potentiel telles que la région de Amdoun, deuxième bassin laitier de Tunisie dans lequel l’alimentation des élevages bovins laitiers de races importées et croisées est basée sur la consommation de fourrages (verts et fanés) produits localement et non sur des aliments du bétail importés comme c’est le cas dans les élevages bovins laitiers apparus dans les ceintures péri-urbaines des grandes villes ou dans des régions où il n’existe pas de production fourragère.

Les actions de remembrement seraient à réaliser au sein de terroirs homogènes d’un point de vue agro-socio-économique en conduisant des actions de concertation entre les communautés et les agriculteurs pour les amener à échanger leurs parcelles sur la base d’une catégorisation raisonnée des terres en utilisant des critères telles que la pente, la nature du sol, la distance à une source d’eau d’irrigation…

La décentralisation de la décision, des modes de financement du développement régional et local et, de la mobilisation et de la gestion des ressources naturelles est un impératif pour lancer un signal fort et répondre aux besoins pressants des régions de l’intérieur en quête d’équité et de justice sociale.

Les futurs gouvernements ne pourront faire l’économie d’une réflexion approfondie devant déboucher sur des mesures concrètes relatives à la gestion et à la répartition des ressources naturelles (eau et terre) ou de leur produit (phosphate, eau) entre les régions.

Etant donné les disparités régionales actuelles, allouer de facto et directement un pourcentage du produit des ressources naturelles (eau et phosphate) aux régions où elles sont générées constitue la priorité.