Le site électronique Espace Manager vient de frapper un grand coup en publiant la liste des médias tunisiens ayant reçu des fonds de l’Agence tunisienne de communication extérieure (Atce). Une fuite qui suscite quelques questions…
Par Ridha Kéfi
Espace Manager ne dit pas comment il s’est procuré la liste des médias et les montants des fonds dont ils ont bénéficié, entre 1994 et 2012, mais il n’est pas difficile de comprendre que c’est le gouvernement qui les lui a livrés, directement ou indirectement, car les documents mis en ligne émanent visiblement de l’administration publique. Il a fallu, en effet, recouper des dizaines de milliers de bons de commandes, de factures et d’ordres de virements bancaires: travail d’un bataillon d’auditeurs pendant plusieurs mois.
L’argent du contribuable achète le silence des médias
Mais d’abord, commençons par citer quelques chiffres qui donnent une idée de l’importance des sommes dépensées par l’Etat sous le règne de Ben Ali, et donc par le contribuable tunisien, pour garantir la complaisance intéressée et parfois très active des médias locaux à l’égard d’un régime atrocement dictatorial.
Le montant global des montants dépensés en 12 ans pour soudoyer les médias s’élève à 208.898.212,362 dinars, soit près de 209 millions de dinars (MD), dont quelque 150 MD accordés aux médias tunisiens, soit près des ¾, le quart restant ayant été servi à «acheter» le silence (ou le soutien affiché) de certains médias étrangers.
Sur ces 150 MD, près de 74 MD ont été accordés aux journaux quotidiens tunisiens, 22 MD aux hebdomadaires, 750.000 dinars aux bimensuels, dont principalement L’Economiste Maghrébin (567.608,598 dinars).
Les radios, publiques et privées, se sont vues accorder, quant à elles, un montant global de 16 MD, dont principalement Mosaïque FM (près de 5 MD), Jawhara FM (3,6 MD), Radio Nationale (2,4 MD), Radio Zitouna (937.500 dinars).
S’agissant des chaînes de télévision, celles-ci ont bénéficié d’un montant global de 14 MD, dont 8 MD à la chaîne Tunis 7 (publique) et 5,5 MD à Hannibal TV (privée).
Les médias étrangers ont bénéficié, quant à eux, d’un montant global de 61 MD.
La réponse est oui, mais pour combien de temps?
Reprise des pressions sur les médias?
Le détail des mouvements de fonds ayant transité par l’Atce et qui ont atterri dans l’escarcelle des médias tunisiens peut être consulté sur le site d’Espace Manager. On remarquera, cependant, que tous les opérateurs du secteur (ou presque) y figure. Si Kapitalis n’y figure pas, c’est parce qu’il n’a bénéficié, durant la première année de son existence (2010), d’aucun virement en provenance de l’Atce ni d’aucune autre instance publique. Mais ce n’est pas là une raison pour ne pas réagir à la publication de cette liste, surtout en ce moment.
Il convient d’abord de préciser que le site électronique Espace Manager s’est illustré ces derniers mois par sa ligne éditoriale plutôt favorable au parti Ennahdha et au gouvernement Hamadi Jebali. Si donc le choix d’Espace Manager par le gouvernement pour diffuser ces documents censés être remis à la justice peut s’expliquer par ces affinités, le timing de cette initiative, quelques heures après que des journalistes, des militants politiques et des acteurs de la société civile aient manifesté, devant le palais du gouvernement à la Kasbah, contre la mainmise du gouvernement sur les médias publics et semi-publics, à de quoi susciter des interrogations.
Lotfi Zitoun, conseiller politique du Gouvernement chargé du dossier de l’information, dont on imagine qu’il peut être l’instigateur de cette fuite – ses menaces en ce sens avaient précédé –, cherche-t-il, à travers cette opération, à faire pression sur les médias, dont les noms figurent sur la liste, pour qu’ils se rangent derrière Ennahdha, le parti au pouvoir, au risque de se voir poursuivis pour corruption ou… couper les vivres, c’est-à-dire les annonces publicitaires émanant des entreprises publiques?
On pourrait le craindre sérieusement. En tout cas, l’opinion publique pourrait bientôt le vérifier en analysant le comportement des médias «labellisés Atce» au cours des prochaines semaines.
Vont-ils, sous ce qui s’apparente à un chantage, craindre d’éventuelles poursuites judiciaires et se mettre rapidement dans les rangs… d’Ennahdha et de la «troïka», ce qui serait très utile pour ces derniers à l’approche de la prochaine consultation électorale?
Vont-ils, au contraire, garder une ligne éditoriale indépendante vis-à-vis de toutes les parties et notamment du parti au pouvoir et, dans ce cas, quelle serait la réaction du gouvernement nahdhaoui? Vont-ils être sanctionnés par l’activation (judiciaire) de dossiers déjà prêts? Vont-ils plutôt bénéficier de l’immense magnanimité de ce gouvernement, soudain gagné par la grâce démocratique et soucieux de l’indépendance des médias?
Il ne faut pas rêver...
La presse tunisienne pourra-t-elle garder longtemps son indépendance retrouvée?
Un nouveau cycle de domination des médias par le pouvoir exécutif?
Quoi qu’il en soit, on doit rappeler à M. Zitoun et aux autres membres du gouvernement Jebali que ce sont les pressions administratives, financières et politiques, qui ont permis à Ben Ali de mettre en place le système de contrôle des médias dont la liste publiée par Espace Manager n’est finalement qu’une illustration concrète. Ennahdha et le gouvernement Jebali vont-ils succomber à la tentation de recourir aux mêmes méthodes? Serions-nous donc au début d’un nouveau cycle de domination des médias par le pouvoir exécutif?
Si cette crainte est infondée, c’est au gouvernement Jebali ou, du moins, à la «troïka» (la coalition tripartite au pouvoir dominée par le parti islamiste d’Ennahdha) de nous apporter la preuve du contraire.
Pour le moment tous les signaux émis par ce gouvernement trahissent sa volonté d’imposer son emprise directe sur les médias, tous les médias, publics et privés : les dernières nominations à la tête des médias publics de journalistes proches d’Ennahdha et les fuites orchestrées pour soi-disant démasquer les médias soudoyés par l’Atce en sont les preuves les plus éloquentes.
Lien pour consulter la liste des médias tunisiens ayant reçu des fonds de l'Atce.
Lien pour consulter la liste des médias étrangers ayant reçu des fonds de l'Atce