On n'a plus besoin de lire ''Le Canard enchaîné'' pour rire de bon cœur. L'humour tunisien a atteint un très haut niveau. Dommage que nous ne puissions réaliser des progrès aussi rapides en politique et en économie!
Par Jamila Ben Mustapha*
Merveilleuses vidéos que celles de Wassim Herissi présentant de prétendus reportages de Jamil Dakhlaoui sur la chaîne de télévision Ettounissia, ne durant pas plus que quelques minutes, mais tellement hilarantes, denses et ne contenant aucun élément sonore ou visuel gratuit ou superflu!
Je me propose, dans cet article, d'exprimer la façon dont je les ai perçues et lues, même si leur auteur n'a, peut-être, pas pensé aux références cinématographiques et littéraires qu'elles m'ont suggérées, quand je les ai visionnées : peu importe, d'ailleurs, qu'il les connaisse ou pas. Le «produit» qu'il met à la disposition du public lui échappe, dorénavant, et peut devenir le point de départ de lectures variées, à condition qu'elles soient pertinentes. En un mot, une fois diffusé, son travail ne lui appartient plus. La critique artistique moderne affirme bien, en effet, que l'œuvre, une fois détachée de son auteur, peut faire naître, chez le récepteur, des interprétations auxquelles, le premier, travaillant de façon instinctive et non «savante», n'a pas pensé, ou qu'il ignore.
Un autre regard sur notre situation politique
Dans ces vidéos, il s'agit de porter un autre regard sur notre situation politique, de créer un autre rapport entre l'image et la voix qui la commente, non pas une relation de coïncidence, de renforcement et d'explication de l'image par le verbe, comme dans les reportages neutres des journaux télévisés, mais de déphasage, de dissonance, et, surtout, de contradiction entre les deux niveaux. Le but recherché est de faire de cette réalité, le plus souvent, problématique, une lecture apte à produire le rire, de la tourner en dérision, provoquant, par là, chez le spectateur, un effet thérapeutique de distanciation, toujours positif, et de dédramatisation.
Nous analyserons deux vidéos, l'une concernant une série d'événements: l'éloge de la révolution tunisienne par Obama, devant le Congrès; la cérémonie du sacrifice du mouton, le jour de l'Aïd El-Idha, chez Rached Ghanouchi; l'attaque de l'ambassade américaine du 14 septembre par les Salafistes; et les violences survenues à Douar Hicher et à Gabès. La seconde transpose et projette la réalité politique tunisienne sur les élections américaines récentes.
C'est le procédé de l'ironie qui domine, à deux niveaux, non seulement celui des événements narrés et perçus de façon très particulière, mais de la voix du «reporter» qui n'est autre que Wassim Herissi parodiant Jamil Dakhlaoui et son engouement pour les mots latins se terminant par «us» évoqués toujours, au début de la vidéo, comme un signe d'identification de ce journaliste. Un effet de surprise est réalisé, aussi, par l'introduction dans l'arabe littéraire et à plusieurs reprises, d'un mot en arabe parlé.
Dans la première vidéo, qui fait allusion à l'hommage rendu par Obama, au 14 Janvier tunisien, le commentateur affirme que ce dernier suggère aux représentants du Congrès de former une troïka, et de faire appel à Maherzia, à Ben Jaâfar et à Gassas pour rédiger une nouvelle constitution, tellement la Tunisie est devenue un modèle pour tous les autres pays!
Le méchoui gigantesque du mouton américain
Quant aux événements nationaux, pour le moins, mouvementés, ils sont perçus selon le registre de la fête, pas seulement, par un effet de contamination, sur eux, de l'Aïd, évoqué juste avant l'invasion de l'ambassade, et, pourtant, postérieur, sur le plan chronologique, mais selon un processus systématique qui veut voir, dans toute situation sordide, un événement hautement positif. Et comme dans toute fête, on fait ripaille, la nourriture sera un dénominateur commun, dans la vision qui en est donnée : l'assaut de l'ambassade américaine, c'est, en réalité, une immense partie de plaisir à laquelle l'ambassadeur américain a convié des milliers de manifestants qu'on aperçoit, s'y dirigeant avec fougue, dans les camionnettes bondées. La fumée qui se dégage de partout des actes de destruction, ce sont les multiples signes de ce méchoui gigantesque, le mouton américain se révélant être, particulièrement riche en graisse. C'est, juste si l'on concède que les affrontements violents entre les forces de l'ordre et les manifestants, aux alentours de l'ambassade, sont une petite dispute enfantine et familiale pour accéder au foie du mouton!
Les événements de Douar Hicher et de Gabès sont de moindre envergure que ceux de l'ambassade américaine, mais ils sont soumis à la même interprétation: en effet, le feu qui brûle peut se produire dans les événements violents, comme festifs. Il ne faut voir dans les incendies que d'immenses barbecues, dans les rues, pour la préparation de salades grillées aux citoyens ou de mille-feuilles aux enfants.
Dédramatiser une réalité particulièrement terrible
Ce procédé nous semble être le même que celui utilisé par Roberto Benigni, dans son film ''La vie est belle'', où le principal personnage, enfermé avec son fils dans un camp de concentration, répond à chacun des étonnements de ce dernier en dédramatisant tout ce qui arrive et en rendant acceptable toute situation vécue, son but étant, par amour paternel, de banaliser, de rendre acceptable, de changer le sens, grâce à la seule puissance de la parole, d'une réalité particulièrement terrible.
Ce film comme «le reportage de Jamil Dakhlaoui» nous montrent à quel point tout est dans le langage et que c'est notre bouche parlante qui fabrique la réalité, non, nos yeux.
Quelques aspects du réel deviennent une illustration, une concrétisation, par l'auteur des vidéos, d'expressions abstraites. La balance d'un marchand de légumes, bousculée et se trouvant jetée dans un coin, devient le symbole – dérisoire – d'une justice sociale, à son image, tombée à terre. L'expression toute faite et utilisée par le gouvernement pour dénigrer les critiques systématiques de l'opposition «placer un bâton en travers de la roue» trouve sa représentation imagée dans un pneu qui brûle..., le bâton invisible, mais évoqué par le commentateur, étant supposé brûler avec lui.
Le regard adressé par l'Orient à l'Occident
La deuxième vidéo nous rappelle un procédé plutôt littéraire, celui utilisé par le classique Montesquieu, dans ''Les Lettres persanes''. Elle aborde un seul thème : les élections américaines vues par un œil tunisien. Dans le roman épistolaire du XVIIIe siècle, Montesquieu adopte le point de vue d'un Persan qui visite Paris et fait part de son étonnement devant les différences et bizarreries multiples séparant les capitales française et perse. Le but de cette démarche est de s'attaquer à l'européocentrisme des Français, qui, de sujets percevants, passent au statut d'«objets» – d'étude – perçus.
Dans cette vidéo, l'auteur plaque, avec beaucoup de justesse et de bonheur, sur une situation politique autre que la nôtre, toutes nos problématiques, tous les clichés répétés, chez nous, jusqu'à plus soif, toutes nos divisions, entre islamistes et laïcs, par exemple, correspondant, ici, à l'antagonisme entre les partis républicain et démocrate américains. L'effet en est désopilant, avec l'utilisation, par les premiers, des «Comités de protection de l'Amérique» et des églises, devenues lieu de propagande politique, le parti vainqueur se moquant, à son tour, de ses adversaires qui ont remporté 0,0... aux élections.
On retrouve le même changement de direction du regard adressé par l'Orient – ici, la Tunisie – à l'Occident – les Etats-Unis, dans la vidéo –. Dans les deux cas, le pays du Sud – une fois n'est pas coutume – applique les références et les paradigmes issus de sa propre réalité, au pays puissant, par une sorte d'ethnocentrisme voulu et revendiqué.
L'effet de nouveauté est obtenu par le renversement du point de vue de l'être passif qui devient actif et se met à interpréter, selon sa propre grille de lecture, les institutions ou les événements ayant lieu en Occident. C'est ainsi que tous les acteurs de la vie politique tunisienne deviennent des personnages-types qui ont leur équivalent aux Etats-Unis, leurs noms propres, à moitié transformés.
Les élections sont, bien entendu, organisées par un Kevin Jendoubi. Des visages de femmes apparaissent qui sont censés représenter, successivement, les équivalents américains de Saïda Agrebi, la flagorneuse, Sihem «Bent Catherine» et sa prétendue hantise de la police politique. Une déformation apportée aux faits est de présenter la fille aînée d'Obama comme, déjà, une jeune femme dont l'époux deviendra, tout naturellement, le ministre des Affaires étrangères, le «Rafik Abdessalem» des Etats-Unis, ici «Eric». Il ne manque même pas le «Lotfi Olive» américain qui effraie tout le monde avec sa liste noire de journalistes corrompus. Particulièrement réussie est l'évocation d'un «Time Square» 3 qui appelle à la chute du gouvernement et au boycott des élections.
L'insolence vivifiante des jeunes humoristes
Les deux procédés utilisés, dans ces deux vidéos, consistent essentiellement en une mutation du regard qui, tantôt, se met à voir les choses en rose, à percevoir les drames selon le registre de la fête, tantôt, s'inverse en transformant l'objet d'étude habituellement analysé selon des normes occidentales, en sujet actif percevant, imposant sa propre façon de voir les choses, aux puissants.
Quel antidote que le rire, par les temps qui courent! Et je n'ai plus besoin de lire ''Le Canard enchaîné'' pour le faire de bon cœur !
Vive aussi l'insolence vivifiante et salvatrice de ces jeunes que sont Haythem Mekki, Lotfi Laâbidi – malgré ses déboires récents –, Mohamed Larbi El Mezni, Bendir Man, et je suis sûre que j'en oublie... Grâce à eux et à leur intelligence, on ne peut plus être entièrement pessimiste sur l'avenir du pays !
D'emblée, l'humour tunisien a atteint un très haut niveau. Dommage que nous ne puissions réaliser des progrès aussi rapides en économie, domaine qui nous fait nous heurter durement au principe du réel et que le langage est tout à fait impuissant à métamorphoser!
* Maître de conférences.