En Tunisie du 14 janvier, le pire pourra advenir, mais rien, ni personne n'aura raison de notre liberté d'expression. Elle sera totale et sans concession.
Par Moncef Dhambri*
Notre «révolution malmenée» a subi, hier, une énième humiliation: nos confrères de la chaine Ettounissia ont été privés de leur droit de diffuser une interview de Slim Chiboub, gendre de l'ex-président déchu. Notre confrère Moez Ben Gharbia, l'animateur de l'émission ''21 heures'' avait décroché le scoop de la semaine. Il aurait pu, grâce à cette interview, éclairer l'opinion sur certains des aspects horribles de l'ancien régime et ses pratiques dictatoriales. Mais il a préféré obtempérer et se soumettre à l'ordre que lui ont intimé certaines personnes qui se sont arrogé le droit et imposé le devoir de «garder» notre révolution, et il a «reporté» la diffusion de l'entretien qui fait tant peur. D'ailleurs, Moez Ben Gharbia s'était même payé le luxe – et il avait tous les droits de le faire ! – de rappeler à ses invités, et aux téléspectateurs, que les candidats à la diffusion de cette interview se bousculent au portillon.
Ces gardiens-voleurs de la révolution
Zied El Heni: «Ceci est un cas flagrant de censure».
Ces acquéreurs potentiels de l'échange avec Slim Chiboub ont compris les nouvelles règles du jeu démocratique qui se déroule en Tunisie et dans toute notre région, à l'inverse de ces hommes et femmes tunisiens qui s'élisent et s'intronisent «défenseurs des veuves et orphelins» de notre 14 janvier 2011.
Moez Ben Gharbia, fin, élégant, souple et professionnel – même lorsqu'il s'énerve –, a su maximiser au plus haut point les bénéfices journalistiques de son travail. Les défenseurs de la «conscience de la révolution», selon l'expression de Me Fathi Laâyouni, ont récolté et récolteront encore inimitiés et hontes.
Les 90 minutes qui ont remplacé l'émission annoncée, à elles seules, avec ces quatre protagonistes et deux appels téléphoniques en direct, ont été la pire éternité de ce qui nous a été donné de vivre comme calvaire depuis une dizaine de mois. L'on en oublierait même toutes les autres bavures, tous les autres dévoiements et tous les autres écarts. ''Persépolis'' et ses suites, l'attaque de la galerie d'El Abdellia et les remous qu'elle a engendrés, les artistes et journalistes agressés au quotidien et les nombreux syndicalistes et hommes politiques menacés en deviendraient des petites affaires classées, des pages tournées des échecs de notre révolution ou de l'histoire ancienne.
Justice révolutionnaire ou justice aux ordres?
Me Fathi Laâyouni, l'avocat Zorro (avec ses 80 affaires du même genre sur les bras!)
Selon Me Laayouni, le juge qui a déconseillé la diffusion de l'entretien avec Slim Chiboub est «un juge courageux» et son attitude est la preuve palpable de «la bonne santé de la justice révolutionnaire». Se fondant sur une bande annonce de quelques minutes, notre juge sauveur a pris les devants, épargné à la Tunisie un sujet de discorde et évité que l'ordre public et la paix sociale de notre pays ne soient troublés. Me Laâyouni n'hésite pas à qualifier cette prise de position d'incarnation de la «légitimité révolutionnaire». Une fois le mot «légitimité» lâché, notre avocat Zorro (avec ses 80 affaires du même genre sur les bras!) n'a plus eu aucune peine à faire une digression sur «la légitimité du gouvernement actuel».
Nous avons donc compris clairement que Me Laayouni, le «justicier sans masque», parlait au nom de ceux qui, dans les coulisses du pouvoir, orchestrent, organisent et désorganisent surtout ce qui se fait et se défait dans notre pays.
Voilà ce que l'élection du 23 octobre nous a valu: un mandat pour la rédaction d'une nouvelle constitution s'est transformé, entre autres, en un gouvernement (un ministère ou deux membres de l'équipe Jebali) qui parle au nom de tout un peuple pour empêcher une «dérive assurée» qu'aurait pu causer l'interview de M. Chiboub. Cette haute conscience «des gardiens de notre révolution» leur a donc dicté cette sage décision «de prévenir plutôt que guérir», selon les mots mêmes de Me Laâyouni – et en français, s'il vous plait!
Parce que le peuple est «immature» et parce que «notre démocratie est naissante», certaines personnes, en l'absence d'une haute autorité indépendante de l'information, nous dirons ce que Moez Ben Gharbia et ses confrères peuvent traiter comme sujets et ce qu'ils peuvent écrire ou diffuser, les invités qu'ils peuvent convier, etc. Tout cela, pour servir de la meilleure manière les «intérêts de la nation»!
La caravane de la liberté passe...
Slim Chiboub était pourtant prêt à tout déballer...
Zied El-Heni a bondi et a appelé la chose par son nom: «Ceci est un cas flagrant de censure», avertissant également que «le pire est à venir»...
Le pire, à titre d'exemple cité par Zied El-Heni, serait que Houcine El-Abassi, le secrétaire général de l'Ugtt, n'aurait pas le droit d'annoncer la tenue d'une grève...
Non, il n'y a pas lieu de s'inquiéter sur ce registre-là. Tout le monde sait, qu'en Tunisie du 14 janvier, des emplois peuvent ne pas être créés et le chômage peut augmenter, les ordures peuvent joncher nos villes et villages, notre pouvoir d'achat peut fondre et Ennahdha peut remporter les prochaines législatives et présidentielles, mais rien, ni personne n'aura raison de notre liberté d'expression. Elle sera totale et sans concession.
Moez Ben Gharbia, au nez et à la barbe de la provocation futile, a dit et répété: «L'interview (de Slim Chiboub) passera et repassera...». En communicateur tacticien et sportif, il a fait «monter» notre attente.
Et, pour emprunter à notre héritage arabo-musulman, nous dirons: la caravane de la Liberté passe et les censeurs aboient.
Je n'ai rien contre Ennahdha, tout simplement, je n'arrive plus à compter ses erreurs.
PS: A Moez Ben Gharbia: A quand l'interview du président déchu? Je t'offre gratuitement la traduction de cet entretien en anglais et en français.
*Universitaire et journaliste.