La semaine écoulée, nous avons assisté, sur la chaîne El-Hiwar Ettounsi, à deux tentatives de mise à mort de l'écrivain et islamologue Mohamed Talbi.
Par Moncef Dhambri
Une «petite» télévision, un journalisme et une «petite» islamologie ont organisé le lynchage public de ce dinosaure d'une certaine pensée islamique.
Coup sur coup, à une seule journée d'intervalle, les jeudi et samedi derniers, El-Hiwar Ettounsi s'est donné le malin plaisir de créer la sensation en invitant le grand penseur Mohamed Talbi à expliquer sa position controversée sur la permission par l'islam de la consommation du vin.
Un sujet si brûlant d'actualité !
La Tunisie, a-t-elle besoin d'un tel débat, à un moment où l'Etat islamique (Daêch) frappe à sa porte? Les Tunisiens ont-ils vraiment besoin de savoir s'ils ont le droit, selon le Coran, de boire du vin, à un moment où tout le monde s'accorde à dire que le pays ne verra pas, en 2015, 2016 et, très certainement, au-delà, le bout du tunnel de la crise?
Est-ce bien là le souci majeur du citoyen moyen qui éprouve le plus grand mal à joindre les deux bouts et qui attend, avec beaucoup d'appréhension, que son employeur fasse (ou ne fasse pas) le vital virement mensuel? Est-ce bien la préoccupation première du diplômé chômeur, des régions inondées, des caches d'armes découvertes çà-et-là, des agents de nos forces armées, de notre police et notre garde nationale qui ne cessent pas de compter leurs morts, etc.?
Nous ne finirons jamais d'énumérer tous ces malheurs et toutes ces douleurs dont souffre la Tunisie, tous ces espoirs déçus de la Révolution, toutes ces faillites, toutes ces peurs du lendemain...
Les pressions de l'audimat et la recherche du buzz facile semblent avoir dicté à nos confrères Elyes Gharbi et Naoufel Ouertani une toute autre logique: inviter un penseur d'envergure – très visiblement un homme sur le retour – à croiser le fer avec un avocat, jeudi en début de soirée, et un professeur d'instruction religieuse, samedi en prime time également, sur cette question «brûlante» de la consommation du vin dans la religion musulmane était un must absolu pour le téléspectateur tunisien.
Les dérapages des médias
Nous croyons entendre la réponse de nos confrères animateurs de ''7/24'' et de ''Labes'', avant même qu'on ne leur pose la question s'ils ont bien fait, ou pas, d'inviter Mohamed Talbi. Ils nous diront, à n'en pas douter, que l'éminent historien de l'islam a provoqué la polémique, cette semaine, et il est du devoir de «la presse libre» d'éclairer son public. Le professeur Talbi devait donc s'expliquer sur cette dernière «sortie». D'ailleurs, les deux émissions ont été ponctuées par les nombreuses «Si Mohamed, nous vous écoutons; les téléspectateurs vous écoutent; les Tunisiens veulent savoir. Ils veulent connaître votre point de vue.»
De quel Tunisien s'agit-il?
Elyes Gharbi et Naoufel Ouertani nous répondront: le «Tunisien moyen».
Faire de Mohamed Talbi un Taoufik Ben Brik n'est pas la meilleure manière de grappiller des petits points d'audience.
Nos confrères ont-ils eu le temps, dans leur course effrénée pour l'audimat, de prendre la peine de définir ce concept du «Tunisien moyen». Dans cette Révolution, qui, en définitive, nous vient de je-ne-sais-où, nous avons – nous tous! – pris la fâcheuse habitude de fabriquer des notions artificielles, de construire des raisonnements fantaisistes et d'inventer des démarches saugrenues pour trouver une justification à une révolution qui aurait pu ne pas avoir lieu...
Nous nous sommes trop souvent gargarisés, par exemple, de cette chère liberté d'expression que la Révolution nous a donnée – «ce seul grand acquis» de notre 14 janvier 2011! Nous avons, trop souvent aussi, excusé les dérapages de nos médias, car il pouvait s'agir tout simplement d'un apprentissage à la parole libre. Nous avons ouvert nos micros aux niqabées qui donnent leurs corps au jihad, aux terroristes qui brandissent en direct sur nos écrans de télévision leurs linceuls, aux tortionnaires de l'ancien régime qui nous fournissent les plus subtils détails de leurs interrogatoires et de leurs punitions, etc.
Est-ce bien cela la liberté de la presse?
Elyes Gharbi, Naoufel Ouertani et autres Ala Chebbi nous répondront: «Vous avez votre télécommande à la main. Si vous n'aimez pas ce que l'on vous présente, vous n'avez qu'à zapper!»
Nous leur répondons que la Révolution n'a pas été faite pour qu'à chaque fois que nos apprentis animateurs ratent leurs émissions nous allions trouver refuge chez les Yves Calvi, Laurent Ruquier et Thierry Ardisson voisins, les Jay Leno ou David Letterman américains (les modèles et pas leurs mauvaises copies tunisiennes !) ou autres animateurs des chaînes satellitaires des pays du Golfe.
Nous leur répondons que le «téléspectateur tunisien moyen» a un droit de regard absolu sur ce qu'il regarde et ce qu'il ne souhaite pas regarder. Il a tous les droits et surtout celui de la grande qualité. La révolution du 14 janvier 2011 ne mérite pas d'être tirée vers le bas, ainsi que le font certains de nos confrères.
Montrer Mohamed Talbi, 94 ans, livide, la bouche pâteuse et à peine capable d'articuler une phrase complète n'était pas décent. Lui demander de s'expliquer sur un détail – sensationnel! – de son immense littérature, cette «permission» de la consommation du vin dans l'islam, ne rendait nullement justice ni à cet homme, ni à sa carrière de grand penseur, ni à ses connaissances – ni à l'université et au savoir tunisiens, d'une manière générale.
Le laisser s'emporter, comme l'ont fait Elyes Gharbi et Naoufel Ouertani, pour se rire de lui, ensuite, était tout-à-fait impardonnable... Et surtout honteux...
Faire de Mohamed Talbi un Taoufik Ben Brik n'est pas la meilleure manière, la manière la plus saine, de grappiller quelques petits points de pourcentage de l'audience d'une soirée.
Chers confrères, faites votre course à l'audimat autrement qu'avec des pitreries – en tout cas, sans Mohamed Talbi.
{flike}