Reporters sans frontières, qui s’est rendue en Tunisie du 2 au 4 février, fait ici une évaluation de la situation des médias après, analyser leurs besoins et définit sa contribution pendant la phase de transition.
Le panorama: un nombre inchangé de médias. Il faut s’attendre à une explosion prochaine du nombre de titres dans la presse écrite, à la multiplication des stations de radio et des chaînes de télévision.
Pour l’heure, le nombre de médias reste le même. La chaîne Tunisie 7 a changé de nom… devenant la Télévision tunisienne nationale. Aucune nouvelle licence n’a encore été accordée, le gouvernement devant d’abord élaborer un cahier des charges transparent sur l’obtention des licences. En attendant, certains médias qui opéraient jusqu’à présent sans autorisation, n’ayant jamais obtenu de licence du fait de leur ligne éditoriale, ont déposé des demandes. Ils attendent.
Le contenu de l’information: revirement à 180°, mais des lignes rouges persistent. Le ton des médias a clairement changé, ainsi que leur manière de traiter l’actualité. Dans la presse des sujets totalement ignorés du temps du président Ben Ali sont abordés. Même chose à la télévision avec des sujets traitant de problèmes sociaux, jusqu’alors absents des écrans. Même les dépêches de la très officielle agence de presse Tap ont changé de ton!
Les Tunisiens ont également pu suivre, pour la première fois, une interview télévisée du ministre de l’Intérieur, le 1er février dernier, fait historique.
Certains journaux qui avaient l’habitude de faire l’éloge du président et de son épouse, n’hésitant pas à traîner dans la boue ses opposants, demandent aujourd’hui la peine de mort contre les membres de la famille du président déchu (lu dans ‘‘Koul Ennas’’ ou ‘‘Al-Hadath’’).
De nombreuses personnalités de l’opposition, jusque là bannies des médias nationaux, font la Une des journaux et sont régulièrement invitées à des émissions de radio ou télévision.
Les trois journaux anciennement dits «d’opposition», ‘‘Al-Maouqif’’, ‘‘Mouatinoun’’ et ‘‘Al Tariq al-Jadid’’, peuvent être imprimés et distribués normalement, sans les traditionnels problèmes «techniques» des imprimeurs.
Toutefois, si la liberté de ton est réelle, de nouvelles lignes rouges semblent se dessiner. Les violences commises par les forces de l’ordre (police et armée), les dossiers de corruption concernant des proches de l’ancien président, qui sont toujours présents en Tunisie, ou les problèmes rencontrés aujourd’hui par le gouvernement restent très peu abordés dans les médias.
La consigne est à la modération, afin d’apaiser les tensions sociales et de «calmer les choses».
La Télévision tunisienne nationale, dans sa couverture des événements de la Kasbah, fin janvier 2011, n’a montré qu’un point de vue, celui du ministère de l’Intérieur. D’autres événements ne sont pas couverts, comme la réunion organisée le 2 février dernier par la coalition appelée «Front du 14 janvier», à laquelle la Télévision tunisienne nationale n’a pas assisté. Et si certaines personnalités sont invitées à s’exprimer dans les médias, elles ne sont pas tout à fait libres de dire ce qu’elles veulent. Plusieurs d’entre elles, invitées dans les jours qui ont suivi le départ de Ben Ali, ont depuis disparu des plateaux. La Télévision tunisienne nationale n’a pas souhaité organiser en direct le débat proposé par un de ses reporters rassemblant sur un même plateau des journalistes qui avaient été incarcérés du fait de leur activité professionnelle du temps de Ben Ali.
Les journalistes: on prend les mêmes et on recommence. Certaines têtes ont sauté, comme le directeur du journal ‘‘La Presse’’, remplacé par un nouveau Pdg élu par un comité de journalistes. D’autres personnalités écartées pendant le règne de Ben Ali reviennent sur le devant de la scène. Dans de nombreux cas, les journalistes ont pris le contrôle des rédactions.
Mais la majorité de la profession est restée en place. Dans la plupart des médias, il n’y a pas eu de changements des équipes de direction et de rédaction. Les anciens défenseurs du régime Ben Ali se sont convertis en révolutionnaires et pionniers du changement. Les caciques de la presse de l’ancien système n’ont pas disparu.
Internet: libéralisation partielle. Si comme l’avait promis le président Ben Ali dans son discours du 13 janvier, la censure sur Internet a été immédiatement levée, le contrôle de la toile n’a pas été totalement levé, comme a pu le confirmer Slim Amamou, nouveau secrétaire d’Etat à la Jeunesse et aux Sports. Reporters sans frontières a reçu de nombreux témoignages d’internautes et de blogueurs dans ce sens. Ainsi le blog de la Bahreïnie Amira Al Hussaini (Global Voices) est inaccessible depuis la Tunisie (dernière vérification du maintien du blocage, le 5 février 2011 à 03:27 du matin), du fait de sa couverture des événements en Tunisie, notamment des exactions des forces de sécurité.
Défis d’aujourd’hui et de demain
Dès la constitution du gouvernement provisoire, les nouvelles autorités tunisiennes ont décidé la suppression du ministère de l’Information. Toutefois, cette mesure qui constitue une avancée symbolique et ne sera pas suffisante pour réformer l’ensemble du fonctionnement des médias en Tunisie. Elles devront faire face à de nombreux défis.
Le gouvernement provisoire va mettre en place, dans les prochains jours, une Commission des réformes politiques. Cette commission indépendante aura pour tâche d’élaborer des réformes juridiques et institutionnelles, et permettre une réelle transition démocratique. Une partie de son travail sera consacrée aux médias et aux changements apportés au système médiatique.
Les nouvelles autorités tunisiennes devront notamment élaborer :
- un cadre juridique organisant les médias, avec la création de véritables instances de régulation indépendantes et autonomes (audiovisuel et presse écrite) ;
- un cadre juridique pour l’attribution des licences permettant la création de nouveaux médias ;
- un nouveau code de la presse.
Le 30 janvier, le président du Syndicat national des journalistes tunisiens (Snjt), Neji Bghouri, a rencontré le Premier ministre par intérim, Mohamed Ghannouchi. Le Syndicat des journalistes a entre autres demandé la suppression de l’Agence tunisienne de communication extérieure (Atce), ou un changement de ses attributions. La même demande a été formulée pour l’Agence tunisienne d’Internet (Ati).
Les autorités seront inévitablement amenées à se pencher sur la question de l’avenir des médias existants, notamment ceux proches du pouvoir qui avaient obtenu des facilités pour l’obtention de leur licence. La question de la formation des journalistes, celle liée à la déontologie et à l’éthique devront également être examinées.
Des dispositions claires doivent mettre un terme à la censure d’Internet, empêchant le ministère de l’Intérieur d’avoir accès aux données des internautes.
Action de Reporters sans frontières: Reporters sans frontières s’engage à accompagner les autorités tunisiennes dans leurs efforts pour réformer l’ensemble du système des médias en Tunisie vers un objectif de pluralisme de l’information des médias. Un nouvel espace doit naître pour des médias jouant pleinement leur rôle de contre-pouvoir.
L’organisation sera aux côtés du Syndicat afin de proposer ensemble des cadres juridiques nouveaux et se tient prête à offrir son expertise pour l’élaboration d’un nouveau code de la presse.
Pour mener à bien ces missions, Reporters sans frontières souhaite ouvrir un bureau dans les mois à venir dans la capitale tunisienne afin d’accompagner les autorités, les journalistes et l’ensemble de la société civile dans cette marche vers une démocratie où la liberté d’expression et la liberté de presse seront deux principes fondamentaux respectés.