La blogueuse Lina Ben Mhenni, 28 ans, est désabusée. Rien ne va plus. La révolution est dévoyée. Le gouvernement, les partis et les médias… rien n’a changé. Les jeunes ne se laisseront pas berner. Ils restent vigilants…
Dans un entretien, mardi, avec l’Afp, en marge du Festival Etonnants Voyageurs à Saint-Malo (ouest de la France) où elle était invitée, la blogueuse exprime ses inquiétudes pour l’avenir de la démocratie en Tunisie. «Rien n’a changé dans les médias. Ça ne bouge pas du tout. Les mêmes personnes qui étaient sous Ben Ali à la tête des journaux ou de la télévision sont toujours là», déplore-t-elle. Ces personnes «travaillent pour le gouvernement transitoire comme elles servaient Ben Ali, elles ne travaillent pas pour le peuple», assure-t-elle.
La cyber-résistance mode d’emploi
La jeune universitaire – en enseigne l’anglais à la fac – publie un petit livre d’une trentaine de pages. Dans ‘‘Tunisian girl, blogueuse pour un printemps arabe’’, reprenant le titre de son blog, qui sort cette semaine en trois langues et dans trois pays, la France (Indigène Editions), l’Allemagne et l’Espagne, Lina Ben Mhenni relate son expérience de la révolution en Tunisie, telle qu’elle l’a vécue, elle et ses jeunes camarades cyber-activistes, à travers internet et les réseaux sociaux.
Lina Ben Mhenni raconte comment internet, les blogs, puis Facebook et Twitter, ont contribué à l’émergence d’une véritable information dans un pays où tous les médias étaient contrôlés par le régime en place, en permettant notamment la diffusion de photos et de vidéos des victimes de la répression. Ces réseaux, explique-t-elle, ont grandement facilité la mobilisation des opposants jusqu’au départ, le 14 janvier, de Zine El Abidine Ben Ali après 23 années de pouvoir sans partage.
Cinq mois après le départ du dictateur, la blogueuse est loin d’être rassurée sur la suite des événements. «On va avoir des élections avec les médias de Ben Ali et, en face, internet n’est pas accessible à tout le monde», dit-elle. En somme, pot de terre contre pot de fer: les forces sont très déséquilibrées.
Lina Ben Mhenni, qui vient de démissionner de l’Instance nationale pour la réforme de l’information et de la communication (Inric), déplore que les nouvelles autorités n’aient toujours pas accordé de fréquence FM à la radio à laquelle elle collabore, Kalima, fondée en 2008 par l’opposante à Ben Ali, Sihem Bensedrine. Kalima, qui dispose de locaux à Tunis et travaille désormais librement, n’est encore accessible que par internet.
Tous opportunistes !
Outre ses craintes pour la liberté de la presse, aujourd’hui partagées par la plupart des journalistes tunisiens, dont certains ont été brutalisés, début mai, en couvrant des manifestations anti-gouvernementales, la blogueuse s’inquiète de la montée des mouvements islamistes, qui vont profiter, selon elle, du report des élections: «De tous les partis, ce sont les mieux organisés. De plus, du fait du report, ils disposeront de tout le mois de Ramadan, qui tombe en août cette année, pour faire leur propagande!», dit-elle dans son entretien à l’Afp.
Elle revient sur le même sujet dans un autre entretien au magazine ‘‘Elle’’. «En ce moment, j’ai peur de la montée des islamistes», confesse-t-elle, mais elle s’empresse d’ajouter: «Même si la Tunisie est un pays moderne, avec scolarité obligatoire pour les filles et droit à l’avortement, il ne faut rien lâcher.» Elle, en tout cas, ne lâchera rien. «Personne ne me forcera à porter le voile! Je suis contre», dit-elle dans le même entretien. Elle ajoute: «Je suis une vraie laïque et, pour moi, le voile est un symbole évident de l’oppression des femmes.»
Plus peut-être que la force de mobilisation du parti islamiste, ce qui suscite les craintes de la blogueuse c’est l’inconsistance des partis politiques qui ont poussé comme des champignons au lendemain de la chute de l’ancien régime. Selon elle, ces partis «reproduisent les mêmes erreurs que par le passé. Ils font la course pour le pouvoir sans prendre en considération la volonté du peuple». Ces partis essaient aussi de faire de la récupération, en invitant les blogueurs, par exemple, «car ils ont compris que nous avons un certain pouvoir. Je ne vois que des opportunistes», dénonce-t-elle.
«S’ils reviennent, nous reviendrons!»
Avant le 14 janvier, on déplorait le fait que les jeunes étaient dépolitisés et rechignaient à rejoindre l’action politique, en intégrant notamment les partis de l’opposition dirigés par quelques dinosaures de la gauche.
Après le 14 janvier, on a découvert que les jeunes étaient plutôt très engagés politiquement. La preuve : ce sont eux qui ont fait la révolution, avant qu’elle ne soit récupérée par les ainés. S’ils rechignent toujours à intégrer les partis, c’est parce qu’ils ont du mal à s’identifier à leurs leaderships et à leurs méthodes d’action d’un autre âge. La révolution tunisienne est aussi, en quelque sorte, une rupture générationnelle. Lina Ben Mhenni l’explique avec ses propres mots à l’Afp. Pour elle, les jeunes refusent les partis mais restent vigilants. «Ils ont commencé à s’organiser. Ces groupes travaillent sérieusement et essaient d’agir quand il le faut (...) Les jeunes sont persévérants, ils sont pleins d’énergie et sont prêts à mettre la pression chaque fois que c’est nécessaire».
En d’autres termes: la révolution est loin d’être achevée. «S’ils reviennent, nous reviendrons!» semblent dire les jeunes révolutionnaires tunisiens qui sont loin d’avoir abandonné la partie.
Imed Bahri