Près de cinq mois après la chute de Ben Ali, les Tunisiens s’impatientent de voir des vrais signes de changement dans le système d’information que Ben Ali avait mis en place et qui était complètement dévoué à son service.
Par Ridha Kéfi


Les questions que l’on se pose aujourd’hui sont les suivantes: Peut-on faire du neuf avec du vieux? Doit-on faire table-rase de ce qui existe? Si la réforme du système est urgente, à quelques mois de rendez-vous politiques décisifs pour l’avenir du pays, par quoi (et par qui ?) cette réforme doit-elle commencer? L’Instance nationale pour la réforme de l’information et de la communication (Inric), dont je suis membre, fait de son mieux pour essayer de faire bouger les lignes, de rappeler les bonnes pratiques, d’organiser des ateliers de formation, d’aider à l’élaboration des textes réglementaires visant à réorganiser le secteur, etc. Mais, à vrai dire, et je fais là une confession, l’Instance, malgré toute sa bonne volonté, a du mal à avancer sur les chantiers qu’elle a mis en route, car elle continue de buter sur l’ampleur des problèmes qu’elle rencontre, des tâches qu’elle doit accomplir dans l’urgence et des résistances qu’opposent les éléments de l’ancien système, dont beaucoup sont toujours en poste, et pas seulement dans le secteur privé, et qui montrent une grande détermination à défendre leurs intérêts et leurs rentes de situation.

Où sont passées les archives de l’Atce?
L’information est l’un des secteurs qui ont le plus souffert de la mainmise de Ben Ali. Après la fuite de ce dernier, le 14 janvier, et la chute de son régime dictatorial, tous les médias, y compris la presse écrite, qui s’étaient spécialisés dans la propagande du dictateur et de son régime, ont beaucoup flotté durant les premières semaines avant de se laisser emporter par la vague révolutionnaire.
Pour donner des gages de bonne volonté, le gouvernement de transition a annoncé, dès les premiers jours de son installation, la dissolution du ministère de la Communication, qui avait en charge le contrôle direct des médias, et le Conseil supérieur de la communication (Csc), une institution sans réelle mission, qui se contentait de réaliser des rapports annuels à l’ex-président sur la marche du secteur et que ce dernier glissait aussitôt dans ses tiroirs. Quant au sort de l’Agence tunisienne de communication extérieure (Atce), l’un des éléments clé du système de propagande de Ben Ali, on ne sait strictement rien sur son sort. A-t-elle été dissoute? Auquel cas, où sont passées ses archives, dont l’étude est importante pour démonter le système et démasquer tous ceux (et celles) qui en bénéficiaient?
Le gouvernement provisoire a toujours évité, jusque là, de communiquer sur le sort de cette institution, dont beaucoup des cadres se retrouvent dans les rouages du système : l’administration publique, l’agence officielle Tap, l’Etablissement de la télévision tunisienne et jusqu’au Premier ministère!! Les témoignages de ces personnes, en plus des archives – si tant est qu’elles ont été préservées et non détruites, comme on le craint – sont très précieux si l’on veut réellement faire l’état des lieux du secteur, identifier ses dysfonctionnements et proposer des réformes profondes.

Une mutation miraculeuse
Quoi qu’il en soit, la décision de dissoudre les anciennes institutions en charge de l’information avait une portée purement symbolique. Car dans les rédactions et sur les plateaux, le changement a été brutal. Comme pour se faire pardonner leurs manquements passés, tous les médias se sont mis à l’heure de la révolution. Et ce fut la porte ouverte à tous les excès. Par conséquent, il y eut un peu de tout et de n’importe quoi, des rumeurs les plus fantaisistes aux alertes les plus alarmistes.
Il faut cependant reconnaître que, face à ce remue-ménage vaguement révolutionnaire, les Tunisiens ont été d’abord incrédules puis franchement sceptiques. Ils ont observé la mutation miraculeuse de leurs médias sans trop y croire. Mais à l’approche d’un rendez-vous crucial pour l’avenir du pays, l’élection de l’Assemblée nationale constituante, dont la date vient d’être fixée au 23 octobre, ils commencent à se poser de sérieuses questions. Le pays est-il outillé, sur le plan médiatique, pour bien gérer un tel rendez-vous? Peut-on construire la Tunisie post-Ben Ali avec la presse… de Ben Ali? Le virage à 360 degrés que ces journaux ont négocié, en deux temps trois mouvements, peut-il être crédible? Et peut-on croire à la sincérité des chroniqueurs qui sont passés, sans crier gare, de la propagande pro-Ben Ali au journalisme de combat? Où finit la volonté sincère de changement et où commence la manœuvre de manipulation de l’opinion?
Après la clarté de l’engagement aveugle pour un despote, qui n’était même pas éclairé, l’ambiguïté des prises de positions intempestives et contre-naturelles laisse planer de sérieux doutes sur la capacité des journaux hérités de l’ère Ben Ali à la construction de l’après-Ben Ali. Ce qui ne contribue guère à la sérénité du débat national, à un moment où la suspicion généralisée donne à la difficile transition démocratique l’image d’une foire d’empoigne où chacun cache son jeu et avance masqué.

La confiance tarde à s’installer
Au lendemain de la chute de l’ancien régime, les Tunisiens étaient agréablement surpris. Les opposants qui, hier encore étaient interdits, pourchassés et diffamés par la presse de caniveau, prennent désormais la place de Ben Ali et de ses ministres à la une des journaux et sur les couvertures des magazines. On leur fait des interviews, on raconte leurs souffrances passées et on chante même parfois leurs louanges.
Finalement, les patrons de presse ont seulement changé de «maîtres». Ils ont aussi changé le fusil d’épaule: leurs cibles ou, pour ainsi dire, leurs proies ce sont désormais Ben Ali, son épouse, les membres de son clan, ses anciens collaborateurs. Mais, tout autant que la lèche, la chasse aussi continue. On a seulement changé les noms et les titres, mais les postures, les méthodes, les entorses à la déontologie demeurent. On désinforme, on diffame, on revient aux vieilles habitudes.
Par exemple, il y a quelques semaines, un tabloïd, qui fut longtemps à la solde de Ben Ali, a publié en page Une un immense portrait du chef d’Etat major de l’armée avec un gros titre en manchette: «Le peuple demande pardon au Général Ammar». Sait-on jamais? Si les affirmations de Farhat Rajhi, l’ancien ministre de l’Intérieur, sur un hypothétique putsch militaire en Tunisie, s’avéraient justes! Comme dirait l’autre: un patron de presse prévoyant en vaut deux.
Face à ces tonnes d’hypocrisie et de mensonges, les Tunisiens, qui ne sont pas dupes, n’ont pas tardé à déchanter. Certes, les tirages des journaux ont augmenté. Les gens lisent davantage que sous Ben Ali. Il y a comme une apparente diversité avec l’arrivée de deux ou trois nouveaux titres sur le marché. Mais, dans l’ensemble, les gens ne sentent pas un vrai changement. En tout cas, les journaux ne donnent pas vraiment l’impression de changer. Doit-on dès lors s’étonner que la suspicion, qui a toujours marqué la relation des Tunisiens avec leur presse, persiste encore aujourd’hui et que la confiance tarde à s’installer?
C’est pour essayer de changer cette situation que le gouvernement à créé l’Inric. L’Instance, purement consultative, est chargée de faire un diagnostic du secteur et de proposer un nouveau cadre organisationnel. L’objectif: remplacer le système de contrôle étatique en vigueur sous l’ancien régime par un autre fondé sur l’autorégulation des médias. Mais c’est plus difficile à faire qu’à dire. Car, dès son installation, l’Instance a pris conscience de l’ampleur des chantiers qu’elle a à mettre en route, des gros intérêts en jeu – avec la survivance des médias proches ou carrément créés par la famille de l’ancien président – et des grandes attentes du public, pressé de voir des changements : de noms, de têtes, de titres, de méthodes… Et pas seulement de vitrine, de posture et de maître! Or, je crains que c’est ce à quoi nous assistons aujourd’hui.