Au nom de la liberté d’expression, Nabil Karoui, patron de la chaîne de télévision privée, a heurté les susceptibilités. Deux jours après, le juge d’instruction l’a convoqué pour s’expliquer.

Par Zohra Abid


Dimanche, la tension était à son comble. Le tout Tunis ne parlait que de ‘‘Persepolis’’, film franco-iranien diffusé vendredi sur Nessma TV, la chaîne privée dirigée par Nabil Karoui. Les Tunisiens étaient pratiquement divisés. Surtout après la tentative d’attaque des locaux de la chaîne par un groupe de salafistes.

La France s’invite dans la polémique

Ceux qui défendent la liberté d’expression sans condition sont vite montés sur leurs grands chevaux. Ils ont stigmatisé les ennemis de la liberté, de l’art et de la culture, les méchants islamistes, salafistes, partisans d’Ennahdha et autres orphelins de Ben Laden, tous mis dans le même sac. Les condamnations fusaient de toute part. Les médias français ont sauté sur l’occasion pour en faire toute une montagne et voler au secours d’une Tunisie livrée à l’extrémisme. Les autorités françaises, qui n’ont pas beaucoup soutenu la liberté de la presse sous Ben Ali (et qui ont trainé les pieds avant de soutenir, du bout des lèvres, la révolution du peuple tunisien), ont cru devoir déplorer la tentative d’attaque contre la chaîne Nessma par des salafistes et condamner «l’usage de la violence par des manifestants à l’encontre du siège de la chaîne de télévision», selon les mots du porte-parole du ministère français des Affaires étrangères, Bernard Valero.

De son côté, l’Association tunisienne des directeurs de journaux (Atdj), qui, elle aussi, n’a jamais défendu la liberté d’expression sous le règne de Ben Ali – qu’elle avait d’ailleurs exhorté à rester président à vie, afin qu’il maltraite davantage les journalistes tunisiens –, a cru devoir dénoncer, elle aussi, dans un communiqué, «avec la plus grande fermeté, la tentative d’agression contre la chaîne Nessma TV». Tout en affirmant «sa condamnation absolue de la violence comme forme d'expression politique, religieuse ou sociale», l’organisation a exprimé «son soutien total à la chaîne Nessma TV, de même que sa solidarité avec tous les organes de presse».

Ouf, la liberté d’expression a enfin de farouches défenseurs dans le pays !

Mon islam, pas touche !

En face, dans le camp adverse, plus nombreux, on a aussi crié au scandale. Dans le film, il y a une séquence où on a vu une atteinte à l’islam. Deux jours durant, les marches d’indignation se sont succédées dans plusieurs villes du pays. Ce qui semble avoir impressionné le ministère public, qui a décidé de porter plainte contre Nabil Karoui. Plus d’une centaine d’avocats et des représentants de la société civile lui ont emboîté le pas.

Un malaise s’est donc installé. Des partis et des ministères ont essayé de tenir le bâton par le milieu. Ils ont condamné tout acte de violence, mais en même temps, appelé les médias à éviter toute forme de provocation ou de partialité. Pour d’autres, il n’est pas question que Nessma, qui n’a pas respecté la loi interdisant la publicité politique, continue à heurter les convictions religieuses des Tunisiens. Selon eux, il est grand temps pour que cette chaîne respecte le devoir de neutralité dans la couverture de la campagne électorale et cesse de rouler pour les partis de tendance laïque et de s’opposer ouvertement à Ennahdha.

Devant l’ampleur des réactions, Nabil Karoui a dû faire marche arrière en demandant pardon aux Tunisiens, dans une interview en direct sur les ondes de radio Monastir, et en avouant avoir commis une faute.

L’Iran entre en ligne

Il n'en fallait pas tant pour que le service d'information de l’Ambassade iranienne à Tunis entre en ligne, en affirmant, dans un communiqué diffusé mercredi, être entré en contact avec des autorités tunisiennes pour faire interdire la diffusion du film de Satrapi. L’ambassade de l’Iran affirme avoir même adressé une demande écrite aux responsables de la chaîne privée tunisienne les invitant à reconsidérer leur décision de diffuser ‘‘Persepolis’’ et à prendre en considération les croyances des téléspectateurs musulmans. Sa requête ne semble pas avoir été entendue.

Le même jour, Nabil Karoui a été convoqué au Tribunal de première instance de Tunis pour s’expliquer sur les motivations et les circonstances ayant présidé à la diffusion de ‘‘Persepolis’’, alors que Slim Riahi, président de l’Union patriotique libre (Upl) a cru devoir s’immiscer dans l’affaire en portant plainte, lui aussi, contre Nessma TV, et pas seulement pour avoir écorché les sentiments religieux des Tunisiens. M. Riahi accuse M. Karoui et sa chaîne d’avoir diffusé, quelques jours auparavant, de faux témoignages à leur sujet.

Sur Facebook, la tempête est loin d’être calmée. Certains internautes appellent même à une manifestation vendredi contre la chaîne maghrébine. Les plus sages estiment cependant que la situation dans le pays ne supporte plus de pareilles surenchères et qu’il convient de calmer les esprits et d’éviter le piège des confrontations. Aussi inutiles que dangereuses et contre-productives à quelques jours d’un scrutin décisif pour l’avenir du pays.