Le gouvernement ne semble pas disposé à revenir sur les nominations des responsables administratifs et rédacteurs en chef des médias publics. C’est pourtant la seule issue à la crise qu’il a provoquée par sa décision.
Par Zohra Abid
Les journalistes ne décolèrent pas contre le gouvernement Hamadi Jebali, qui a nommé samedi à la tête de plusieurs médias publics des responsables connus pour leur collaboration avec l’ancien régime.
La grogne des gens du métier a été largement partagée par les avocats, hommes et femmes de culture et dirigeants politiques de diverses sensibilités. Ils ont tous participé, lundi matin, à un sit-in devant le Palais du Gouvernement à la Kasbah à l’appel du Syndicat national des journalistes tunisiens (Snjt).
Des citoyens stigamisent le secteur de l'information
Mobilisation à la Kasbah
Vers 10 heures, la présence des journalistes était plutôt timide à l’esplanade de la Kasbah. Au fil du temps, le sit-in a gonflé. Des hommes de culture se sont joints aux journalistes. Des représentants de la société civile, ainsi que plusieurs avocats (dont le groupe des 25) et des représentants de certains partis politiques. On a vu parmi la foule des manifestants Jawher Ben Mbarek de Doustourna, Abdelawahab El Hani, président du parti Al Majd, Ahmed Brahim, secrétaire général d’Ettajdid, Mohamed Bennour, porte-parole du parti Ettakatol, et Khemaies Ksila (membre d’Ettakatol élu à l’Assemblée constituante), Chokri Belaïd, secrétaire général du parti Watad...
Les protestataires ont scandé des slogans soulignant l’attachement des médias à leur indépendance vis-à-vis du gouvernement et du pouvoir exécutif en général. Ils ont crié leur refus de toute forme de contrôle direct de l’Etat. Ils ne sont pas prêts à reprendre du service auprès de ceux qui détiennent le pouvoir. Ils veulent tout simplement faire leur métier en toute liberté et en toute impartialité. Loin des pressions et des influences. Et, surtout, loin des interventions directes des responsables politiques. Le Snjt a menacé d’aller plus loin et de décider une grève générale si le gouvernement ne recule pas et ne revient pas au plus vite sur ces décisions qui rappellent, dans la forme et le contenu, les pratiques de l’ancien régime.
Les jeunes journalistes au premier rang des manifestants
La femme au niqab et son chapelet de menaces
En face des protestataires, un contre sit-in observé par des gens inconnus du métier. Ils disent soutenir le gouvernement dans ses décisions pour assainir le secteur. Et traitent les journalistes de tous les noms, les accusant d’être des «pourris» et des «traitres». Mais qui sont-ils ? Plein de barbus, certes, mais aussi d’anciens «omdas» (ces mouchards de quartiers à la solde de l’ancien régime) et autres chauffeurs de salles des défuntes cellules du Rcd (parti dissous).
«A voir parmi vous, de vrais symboles de l’ancien régime, vous êtes déjà discrédités. Vous êtes un danger pour la société. Qui a été parmi vous en prison ? Qui a passé le plus clair de sa vie derrière les barreaux ?», lance l’un des manifestants du rang adverse, derrière la file d’agents de l’ordre séparant les deux groupes.
En réponse à ces accusations, les journalistes répondaient en conséquence, traitant leurs adversaires du jour de «Rcdistes convertis en barbus» («Sahha Lahya Ya Tajammô») et leur rappelant leurs anciennes pratiques, tout en entonnant, d’un moment à l’autre, l’hymne national.
Les journalistes refusent le retour en arrière
La place étant quadrillée par les forces de l’ordre, aucun dépassement n’a été enregistré, les deux clans gardant une certaine distance pour éviter les heurts. Sauf quelques femmes en niqab qui sont venues insulter les journalistes les yeux dans les yeux avec des mots très peu choisis : «Ya khommej» («Pourris»). Puis un chapelet de menaces : «Vous allez voir ce qui vous attend». Avant de se faire chasser comme une malpropre par des femmes présentes.
Que répond le gouvernement ?
Un peu après 11 heures, une délégation du Snjt a été reçue par Abderrazak Kilani, ministre délégué auprès du Premier ministre chargé des Relations avec l’Assemblée constituante, et Ridha Kazdoghli, chargé de l’Information et de la Communication au Premier ministère, «le nouveau Abdelwaheb Abdallah», a ironisé un confrère. Les deux parties ont convenu de l’annulation des nominations des rédacteurs en chef, qui seront élus par les journalistes de chaque institution, a expliqué Néjiba Hamrouni, présidente du Snjt, à sa sortie de la réunion. Pour le reste, les doléances vont être transmises au chef du Gouvernement et des réponses seront données bientôt.
Cela a un peu calmé la grogne, mais personne n’est rentré tout à fait convaincu par la bonne foi du gouvernement. «On veut des contre-décisions et pas de vagues promesses», a lancé une consoeur.
«Il faut rester vigilant et on ne se laissera pas faire», a renchéri un collègue. Qui a ajouté : «Ce sont les nominations à la direction des établissements publics qui doivent être révisées et convenues avec l’accord de toutes les parties et instances concernées».
Interrogé au téléphone par le journal de 20 heures de la chaîne de télévision Al-Watanya 1, Abderrazk Kilani est resté très évasif. Selon lui, il y a «possibilité de revenir sur les décisions concernant la nomination des rédacteurs en chef mais le gouvernement ne reviendra pas sur le reste des décisions concernant la nomination des directeurs.» Car, a-t-il cru devoir expliquer : «Après la démission de certains directeurs, il a fallu combler rapidement les postes vacants».
En attendant la bonne décision
D’autres sit-in ont eu lieu aux sièges de la Télévision nationale et de l’agence Tap. Journalistes et techniciens ont dénoncé les nominations appelant même à l’ouverture d’une enquête sur les malversations au sein de leurs établissements respectifs. Les journalistes de radio Sfax et de radio Gafsa ont observé eux aussi, un sit-in, devant (ou dans) leurs établissements respectifs en soutien aux manifestants de la Kasbah.
Le même jour, les partis Ettakatol et le Cpr, partis de la coalition gouvernementale et alliés d’Ennahdha, ont publié des communiqués dénonçant les nominations décidées unilatéralement par le cabinet Jebali. Le président de la République Moncef Marzouki a reçu Kamel Laâbidi, président de l’Instance nationale de la réforme de l’information et de la communication (Inric), qui a planché plusieurs mois sur la réforme de l’information et présenté plusieurs propositions au gouvernement en ce sens, mais dont l’avis n’a pas été sollicité dans les nouvelles nominations.
Néjiba Hamrouni et Kamel Laâbidi seront invités au Premier ministère pour contribuer à la réflexion sur l’avenir des médias avec les responsables du gouvernement. Affaire à suivre...