Fuites vers l’avant, querelles sur des faits divers et négligence des vrais problèmes du secteur de la presse… les événements des derniers mois sont tombés du ciel pour que les défenseurs de la liberté de la presse en Tunisie fassent tout… sauf défendre la presse et les journalistes.

Par Mourad Teyeb


 

Pourtant les problèmes du secteur ne manquent pas et les défis à relever sont immenses.

Utilisé par Ben Ali pour museler la société, faire taire ses détracteurs et ses opposants et régner sur le pays, ce secteur est aujourd’hui d’une médiocrité inégalée et qui a atteint des niveaux professionnel et déontologique tragiques. Et sur tous les plans.

L’esclavage des temps modernes

Par où commencer pour décrire le niveau des journalistes et des médias tunisiens, aussi bien publics que privés, tous supports confondus ?!

Le niveau des journalistes a atteint des seuils lamentables.

Mais même si plusieurs d’entre eux expriment une volonté pour améliorer leur formation de base, les patrons et les décideurs dans les différents organes nient toujours ce droit, notamment aux jeunes et aux débutants. Ceux-ci craignent de le réclamer par peur de perdre leur emploi.

Au niveau des recrutements dans les entreprises de presse, rien n’a changé. Ils se font toujours sur la base de copinage, de liens de parenté et d’affinités politiques et idéologiques.

Les conditions de travail sont lamentables. Inutile de citer les détails, connus par chacun de nous, mais c’est une situation de vrai esclavage passée sous silence et ignorée par les révolutionnaires de leur temps et les donneurs de leçons.

Les cas de diffamation, de plagiat, de mensonges, d’interviews imaginaires… sont monnaie courante. Pourtant, personne n’en parle dans ces sit-in, ces conférences et ces manifestations qui n’en finissent plus et qui sont vidées de toute importance.


Les journalistes craignent le retour à la case... Ben Ali

Un boom devenu incontrôlable de sites web soi-disant d’information, où c’est plutôt l’anarchie totale et où les libertés et l’éthique (morale, politique et journalistique) sont violées chaque minute.

En effet, la presse électronique tunisienne, où le chaos total règne et dont les intrus abuse chaque jour, est aujourd’hui muselée, laissée pour compte bien qu’elle attire plus que la moitié du lectorat.

Pour ce qui est de la maitrise des langues, de vraies atrocités et des crimes sont commis sans cesse contre notre langue arabe dans la presse papier mais surtout dans la presse électronique où le langage utilisé est un peu de tout sauf de l’arabe. Et ne parlons pas des langues étrangères !

Par ailleurs, de plus en plus de soi-disant bloggeurs veulent à tout prix être considérés et traités comme des journalistes. Non seulement nuisent-ils/elles constamment aux règles fondamentales de la presse (niveau en langues, y compris l’arabe, nul ; ignorance totale des sujets à traiter tels que la politique, l’économie, le sport… ; techniques visuelles et de rédaction médiocres…), ils/elles se bousculent dans les conférences de presse et autres événements, souvent aux dépens de vrais journalistes, des caméras et des iPhones à la main pour poser des questions stupides et souvent hors-sujet. Et ils n’hésitent pas à réclamer la carte de presse professionnelle.

La liste noire, celle des journalistes qui ont servi le régime déchu et ses sbires jusqu’à la lice, ne verra jamais le jour. Les tortionnaires de leurs collègues journalistes courent donc toujours, et en toute immunité. Pire, ils sont dans les premières lignes et dans tous les talk-shows télé et radio à donner des leçons en démocratie !

Les magnats de la presse de Ben Ali continuent à s’accaparer la part du lion de la publicité publique.

Ces organisations et organismes métamorphosés, d’un coup, en des défenseurs de la liberté de l’expression, n’ont rien vu.

Même pas les employés de Nessma TV qui étaient limogés parce qu’ils voulaient créer un syndicat de base. Ni ceux de Hannibal TV qui ont protesté parce qu’ils ont été menacés de limogeage collectif.

Les héritiers d’Abdelwahab Abdallah

Où sont les Snjt, Inric, Rsf, Ifex, Amnesty, la Ltdh, etc., pour dénoncer les pratiques «benalistes» et les figures «rcdistes», pour défendre les journalistes contre la dictature de leurs employeurs, pour limiter les dégâts faute d’arrêter l’hémorragie ?!

Ceux qui ont profité du régime de Ben Ali et nui au secteur et aux journalistes continuent à bénéficier de l’immunité et de gagner des milliards en publicité aussi bien privée que publique.

On n’a pas vu ces activistes de la liberté de l’expression et les défenseurs des droits de l’Homme soutenir, ou parler de, la manifestation qui a récemment eu lieu devant le siège de la télévision tunisienne.

Si l’on admet que cette entreprise publique est le fief, le symbole même, de l’ère triste de la corruption et de la manipulation dans le secteur des médias, ce silence ne peut être convaincant ! Il est complice.

Qui parle aujourd’hui d’une presse économique ou de journalisme d’investigation, dont ce n'est que les fondements ? Et qui évoque, n’est-ce qu’occasionnellement, une presse sportive où n'importe qui, vraiment n’importe qui en Tunisie, peut exercer et où la carte de reporter sportif est accordée au premier venu et... au plus offrant ?

Les corrompus et les manipulés se cachent donc derrière ces innombrables (non-) événements pour fuir leurs responsabilités et leur passé et détourner l’opinion publique des vrais débats sur le secteur.

Des criminels, des voyous et des filous de l’ère Ben Ali dirigent plusieurs entreprises de presse. Dans le secteur, ils font toujours la pluie et le beau temps, loin des yeux (et des communiqués et des rapports) des syndicats et des activistes.

Un activisme de communiqués

Depuis la révolution, la Snjt n’a fait que multiplier les communiqués et les rassemblements de contestation.

La Snjt et autres organisations de la société civile se contentent de suivre les événements «avec grande préoccupation» et dénoncer des actes et des personnes.

Se concentrer uniquement sur des faits divers et des incidents isolés, et au détriment des vrais problèmes, chroniques, dont souffre le secteur, est aussi une politique dangereuse.

Au moment où les problèmes du secteur ne manquent pas, où la situation des journalistes et les conditions du travail au sein de 90% des entreprises de presse se détériorent chaque jour, tous ces (faux-) débats et les querelles sur des questions marginales ne font que perdurer le statu quo.

Le statu quo ne sert que les rescapés de l’ère Ben Ali. Et ils sont très nombreux dans le secteur de la presse et tout le monde les connaît et… compose avec.

Et ce statu quo n’est autre que la survie, l’enrichissement et le succès des sbires de Ben Ali et du Rcd dans le secteur de la presse tunisienne.

La lutte pour améliorer l’état des libertés fondamentales en Tunisie, qu’elles soient d’expression ou autres, est non seulement nécessaire. Elle est vitale pour réussir la transition démocratique et pour franchir le pas de non-retour vers l’Etat de Droit.

Les erreurs du gouvernement en place, et ceux qui l’ont précédé, sont connues de chacun de nous. Dans une démocratie naissante, des erreurs seront faites et multipliées. Le secteur de la presse n’y échappera pas certainement. Ça, c’est un autre débat.

Mais que pourra changer une législation, tant révolutionnaire soit-elle, ou une décision politique dans un secteur malade de ses propres acteurs, de son vécu et de ses magnats qui sont le pur produit de la politique médiatique d’Abdelwaheb Abdallah ?

La reforme du secteur des médias ne viendra que de l’intérieur. Se pencher sur les vrais problèmes et le déficit dont souffre le secteur à tous les niveaux est le garant d’une presse tunisienne prospère, libre et révolutionnaire.