''Une vie en dents de scie'' est letitre d'un film documentaire de Mounir Baaziz retraçant le portrait de Halima, une militante féministe et de droits de l'homme, sous les règnes successifs de Bourguiba et Ben Ali*.
Par Abdelfatteh Fakhfakh
On ne peut pas du tout rester indifférent à la vision du film ''Une vie en dents de scie''. C'est un film qui retrace le portrait de Halima Jouini, une femme qui a consacré – et consacre encore – sa vie personnelle au militantisme et ce depuis la moitié des années soixante-dix. La vie de Halima se confond ainsi avec la lutte du mouvement estudiantin, syndical, féministe et de celui des droits de l'Homme, sachant que, parallèlement, Halima est une enseignante de mathématiques.
Tout sacrifier pour voir se lever une aube nouvelle
Pour un grand nombre de spectateurs et spectatrices, de la génération de Halima (mais pas seulement), cette œuvre parle d'eux et ce, à travers ce «bout de femme». Grâce à elle, ils revisitent leur parcours. Ils sourient un moment, se crispent en d'autres et finissent par craquer, en pleurant d'émotion. Ils ont eu peur – comme Halima – de voir que des années de combat, de lutte, d'abnégation puissent conduire au «néant» et d'avorter indéfiniment...
Halima, elle, qui a tout sacrifié pour voir une nouvelle aube se lever dans son pays, n'en croit pas ses yeux, ce qui s'est passé, un certain 14 janvier, un jour de gloire pour tout un peuple, ce jour où la dictature est tombée, ce jour là elle s'est époumonée en criant, à perdre le souffle: «Enfin... la vie est à nous!». Mais, la joie fut de courte durée. Très vite, elle s'est rendue compte que la victoire risquait, elle aussi, d'être de courte durée, qu'il fallait reprendre le flambeau de la lutte et c'est ainsi que Halima a repris le combat...
Ce combat de Halima est loin d'être «sectaire», «isolé», «réduit». Il couvre le large spectre des droits humains, sociaux, économiques mais aussi nationaux. Halima est – ne l'oublions pas – militante de l'Association tunisienne des femmes démocrates (Atfd), c'est-à-dire qu'elle est «féministe», c'est une militante en faveur des femmes et de leurs revendications.
Mounir Baaziz.
Certes, hommes et femmes luttent pour des objectifs communs, mais il est des droits qui sont de nature à mobiliser en premier lieu les femmes. On aura beau être en tant qu'hommes, aux côtés des femmes, mais le droit à l'avortement, à titre d'exemple, ne pourra pas être mené par les hommes avec la même intensité et la même implication que par les femmes.
Une psychothérapie verbale
''Une vie en dents de scie'' est un film riche. En donnant à parler à Halima, laquelle n'arrête pas, Mounir Baaziz facilite en quelque sorte «une psychothérapie verbale» – combien d'entre nous n'en ont-ils pas besoin? – car la vie semble par moments ne plus avoir de sens, pour Halima, face à certaines épreuves, douloureuses, cruelles et absurdes, abordées par le réalisateur avec énormément de tact et de pudeur, ou lorsque l'on bute sur des objectifs jamais atteints, ou encore quand la solitude devient comme une prison, bref quand la douleur s'installe ou devient trop forte...
Outre ce besoin de parler de soi, de mettre des mots sur son ressenti, de libérer des émotions... la parole face à un thérapeute - «le réalisateur» en l'occurrence - permet d'entendre vraiment ce que l'on est en train de dire, car cette parole est vraiment entendue, renvoyée en miroir, et quel miroir ! avec toute l'empathie nécessaire pour cela.
Cette parole s'approche de plus en plus, au fil du film et des images qui défilent, au cœur de l'être et de sa vérité la plus profonde, et c'est ce en quoi le film est touchant, bouleversant par moments.
Mounir Baaziz, un accoucheur, un cinéaste de l'altérité
La première œuvre du cinéaste remonte à 1975 où il a coréalisé avec Juan Miguel Gutierrez un documentaire-vidéo: ''Les enfants d'ailleurs''. Sa filmographie comporte ''Sousse Nostalgie'' (1993), ''Si le Jérid m'était conté'' (1993), ''Pèlerinage à la Ghriba'' (1994), ''Les Pères Africains de l'Eglise'' (1998), un court métrage de fiction ''Chambre sans vues'' (2000) et le documentaire ''Ghezala'' (2004).
A côté des films dont il est l'auteur, Mounir Baaziz a collaboré à d'autres en tant qu'assistant réalisateur. Il est en la matière un sage-homme (à comprendre comme le pendant d'une sage-femme), un véritable accoucheur. N'a-t-il pas aidé à la naissance de nombreux films tunisiens, en accompagnant leurs auteurs.
La liste en la matière est franchement spectaculaire. Elle couvre les grands noms du cinéma tunisien: Nouri Bouzid, Férid Boughedir, Fadhel Jaïbi, Néjia Ben Mabrouk, Moufida Tlatli, Mohamed Zran, Mokhtar Laajimi et bien d'autres.
Dans ce film, M. Baaziz a décidé de se mettre à l'écoute, d'accompagner Halima et de la laisser s'exprimer en toute liberté et ce, avec un sens inouï du respect de l'autre. Quitte à ce que cela puisse déplaire à certains, en témoigne ce réquisitoire contre Béji Caïed Essebsi, à qui Halima ne pardonne pas ses «compromissions», voire pire, avec les «dictatures et les fausse républiques», celles de Bourguiba et de Ben Ali.
Une priorité donnée au discours aux dépens des images
Nous avons beaucoup de respect pour l'œuvre accomplie. C'est une œuvre pleine, riche, mais il n'empêche qu'elle pêche par moments précisément par ce qui constitue son point fort, sa richesse. Nous nous retrouvons la plupart du temps, face à une véritable logorrhée, un flux de paroles ininterrompues, un flux et un flot qui risquent par moments de nous inonder et de devenir gênants.
Affiche du film ''Une vie en dents de scie''.
Le choix de Mounir Baaziz l'engage et si nous avons soutenu plus haut le bien-fondé de cette logorrhée, celle-ci aurait pu être partiellement «contrée», relativisée, tempérée, dans l'intérêt même de la réception du film et ce, en aménageant des moments plus calmes, voire plats, le temps d'une pause, le temps de laisser les images parler pour elles-mêmes, pour nous, pour Halima et pourtant ce ne sont pas les belles images qui manquent, car il y en avait dans le film, comme celles qui nous ont été données à voir tout au début du film, illustrées par l'affiche, celles du ''Munchar'', aux environs de Béjà, la région qui a vu naître Halima...
* Le film sera projeté dans la section «Panorama du cinéma tunisien» de la 24e édition des Journées cinématographiques de Carthage (16-24 novembre 2012). Les projections: le 17 novembre à 11h au Mondial et le 18 novembre à 15 h à Amilcar