La dernière Foire du livre de Tunis augure une belle régression, une plongée dans l'obscurantisme religieux, la médiocrité intellectuelle et le mauvais goût.
Par Rachid Barnat
Du 2 au 11 novembre s'est tenue la 29e Foire internationale du livre de Tunis au Palais des Expositions du Kram. Mais c'est la première session depuis la révolution, organisée par le ministère de la Culture du gouvernement provisoire, censé mener à bon port la deuxième phase de transition politique.
Quand le charlatanisme le dispute à l'obscurantisme
«On œuvre à propager la parole d’Allah».
Après la révolution du 14 janvier 2011, on s'attendait à une foire internationale digne de ce nom, censée accompagner la phase post-révolution par une nourriture intellectuelle riche et variée dont les Tunisiens étaient sevrés depuis des décennies par une censure idiote.
Certes, depuis le 14 janvier 2011, le secteur du livre semble s'être démocratisé: on trouve toutes sortes de livres aussi bien en librairie qu'en vente à la sauvette parmi le bric et le broc qui jonche les trottoirs! Sans surprise, beaucoup de ces livres ont trait à la religion ou à la sorcellerie: des opuscules où le charlatanisme le dispute à l'obscurantisme! Une anarchie à mettre sur le compte d'une effervescence post révolution!
80 % des livres exposés sont du même genre de ce qui se vend sur les trottoirs de Tunis.
Mais malheureusement, depuis le 23 octobre 2011, date des premières élections post-révolution ayant ramené au pouvoir un gouvernement dominé par le parti islamiste Ennahdha, adossé à une nébuleuse de groupes fondamentalistes, le phénomène va s'amplifier; puisque des ventes sauvages de livres «religieux» ou ayant trait à une pseudo culture islamique va gagner de plus en plus de trottoirs et plus particulièrement à proximité des mosquées. La police d'un gouvernement, pourtant légitime, laisse faire!
L'anarchie et la volonté affichée de certains mouvements islamistes de faire du prosélytisme seront l'occasion de voir fleurir de plus en plus de marchés (ou souks improvisés) dédiés aux livres, qui s'installent partout dans la capitale et ailleurs. Toujours sans que la police ne croie devoir intervenir pour mettre de l'ordre dans cette anarchie, toute en laideur.
A la Foire comme à la foire.
En y regardant de plus près, il s'agit souvent des petits opuscules en arabe, vendus par des sympathisants islamistes en tenue reconnaissables: qamis pakistanais, calotte brodée et l'indispensable barbe. Opuscules sensés éclairer le public tunisien sur sa religion, qui plus est, vendus à petits prix!
«La foire au prosélytisme wahhabite»
Beaucoup de ces livres ont trait à la religion ou à la sorcellerie.
A l'occasion de la Foire internationale du livre de Tunis, on pouvait s'attendre à une qualité de livres de tout autre ordre. Du moins, c'est ce que laissent entendre ses organisateurs, aussi bien que le ministre de la Culture, qui s'est félicité de «la bonne tenue de la manifestation» (sic!) et de «la qualité des ouvrages» en provenance, en grande partie, du monde arabe, et proposés à l'intelligence des Tunisiens !
En réalité plus de 80% des livres exposés sont du même genre de ce qui se vendait sur les trottoirs de Tunis, joignant la mauvaise qualité du contenu à celle du contenant, d'une rare mocheté!
Alors qu'on espérait des livres de haute valeur scientifique, littéraire et artistique... C'est d'autres domaines que cette foire a voulu consacrer. Voici une liste non exhaustives des titres proposés aux Tunisiens : ''La sorcellerie'', ''Les bienfaits des soins par le henné, le lait et la pisse de bêtes'', ''Comment chercher un mari'', ''Les interdits que la femme ne doit pas transgresser'', ''Le message du voile'', ''Comment procéder lors de sa nuit de noces''; ''Les recettes d'une vie conjugale heureuse'' (du point de vue islamique, cela s'entend !), mais aussi d'innombrables livres religieux et de juridiction islamique, recueils des fatouas et d'exégèse de chariâ des différents imams... sans parler des livres consacrés au wahhabisme et à l'orthodoxie wahhabite que les services de l'ambassade d'Arabie saoudite distribuent gratuitement!
Des opuscules où le charlatanisme le dispute à l’obscurantisme.
Pour faire bonne mesure, ces livres côtoyaient le Coran à l'étalage et des recueils des hadiths du prophète! Cela fait plus sérieux et rassure les âmes enclines à douter de la qualité et du sérieux des livres proposés.
Certains stands sont tenus par des barbus vêtus de «qamis», qui offrent, au passage, quelques petits bouquins religieux gratuits. «On œuvre à propager la parole d'Allah», expliquent-ils!
D'autres stands sont tenus eux aussi par des barbus, qui vous proposent des produits naturels, utilisés à l'époque du prophète pour traiter et soigner toute sorte de maux... ou pour se parfumer; dont le parfum prisé par le prophète lui-même, affirme le vendeur, au «musk» et au «bkhour» (encens)!
C'est dire que de Foire internationale du livre de Tunis est devenue «la foire au prosélytisme wahhabite»!
Faire la place pour les livres «halal»
Où sont passés Averroès, Darwin, Freud, Auguste Comte, Marx, Keynes, Néjib Mahfouz, Tahar Ben Achour, El-Maârri, Abou Nawas, Omar El Khayyâm ou même Ibn Khaldoun, père de la sociologie, sans oublier les écrivains et les penseurs contemporains dont Amin Maalouf, Tahar Ben Jelloun, Mohamed Talbi, Mohamed Charfi, Youssef Seddik, Olfa Youssef... et la liste est longue. Ils étaient tous là, certes, à travers leurs ouvrages, mais timidement, car si peu visibles et presque cachés. Ces esprits illuminés n'étant guère en odeur de sainteté chez les islamistes, ou passés totalement de mode en cette ère où règnent la médiocrité, la bêtise et la laideur.
Il fallait faire place aux livres «halal», pour occuper la totalité, ou presque, de l'espace d'exposition! Autant dire aussi que cette 29e Foire internationale du livre de Tunis reflète l'air du temps, celui du salafisme envahissant favorisé par Ghannouchi and Co. !
Il fallait faire place aux livres «halal», pour occuper la totalité, ou presque, de l’espace d’exposition.
Les stands font l'éloge du salafisme, du wahhabisme et l'apologie de la violence de telles obédiences, dans une foire se prêtant, avec la bénédiction des organisateurs et du ministère de la Clture lui-même, à la propagande politique sous couvert d'«islam»!
Dans un espace pourtant supposé être un haut lieu de culture, le spectacle était désolant, révoltant et affligeant, sauf pour Mustapha Ben Jaâfar, le très laïque président de l'Assemblée nationale constituante (Anc) – quand laissera-t-il pousser la barbe celui-là ? – qui, lors de sa visite à cette foire, s'est déclaré satisfait et semblait bénir cet islamisme rampant !
Quand à monsieur le ministre de la Culture (ou de l'inculture en marche forcée!), il a eu l'insolence nécessaire pour insister sur l'importance que revêt cet évènement culturel, surtout qu'il est organisé par l'Etat, jubile-t-il !!
Si l'Européen lit 35 livres par an, le Tunisien ne semble pas lire du tout, victime d'une censure draconienne depuis des années... et ce ne sont pas les œuvres que propose cette foire qui vont lui donner l'envie de lire! La médiocrité d'une telle manifestation est une insulte à son intelligence ! Et le prosélytisme qui y est fait pour le salafisme et le wahhabisme est une insulte à l'identité tunisienne !
Une nation sans culture, on ne le sait que trop, est une nation en perte de vitesse et dont la régression est inéluctable! Est-ce le but recherché par le gouvernement Ghannouchi afin de rendre la société tunisienne plus «perméable» au colonialisme religieux des wahhabistes?
Dommage que son parti trompe les Tunisiens. Par le nom qu'il s'est donné, il cherche à leur faire croire qu'il prône la «nahdha» ou l'éveil des peuples pour les faire avancer sur le chemin du savoir et du progrès, comme l'ont voulu les premiers réformateurs du 18e et 19e siècle, fondateurs du mouvement du même nom: Ennahdha! (ou renaissance)
Faut-il rappeler Khair-Eddine Pacha, l'un de ceux-là, qui avec sa «haw'kama al rachida » (bonne gouvernance), a entrepris les réformes qui formeront le socle de la Tunisie moderne; et qui a refusé la diffusion du wahhabisme en Tunisie, jugé trop dangereux et inadapté aux Tunisiens, peuple pacifiste et ouvert sur le monde !
Le meilleur ami de l'Homme reste le livre, mais pas n'importe quel livre. Les livres qui ouvrent l'esprit et le nourrissent et non les écrits des charlatans, imposteurs et marchands du temple... dit de l'islamisme aujourd'hui triomphant!
S'il faut apprendre aux enfants à se familiariser avec le livre, nourriture de l'esprit et de l'âme, il faut leur apprendre aussi à se méfier des livres qui ferment l'esprit comme ceux qui ont envahi, cette année, la Foire internationale du livre de Tunis !
Un seul mot d'ordre pour les parents à l'attention de leurs enfants pour une vie digne : «Iq'raa!», («Lis.. !», injonction coranique). Mais dans son acception d'«apprentissage» et d'«instruction», et non de simple récitation mécanique! Ce que confirme le prophète Mohamed lui-même qui recommande l'instruction depuis le berceau jusqu'à la mort («Khoudh al ilma min al-mahdi ila l'ahdi»)!
Décidément, la dernière foire du livre augure une belle régression! Quand les Tunisiens reprendront-ils le chemin de la connaissance, de l'éducation, de l'ouverture aux sciences et aux arts et refuseront-ils ces tracts de pure propagande qui se prétendent des livres?