«Ce film interroge la mémoire de la Tunisie profonde à travers une région maudite», a déclaré le réalisateur Sami Tlili, lors de la projection de son film, vendredi soir, au Ciné Mad'Art de Carthage.
Par Samantha Ben-Rehouma
La projection s'est déroulée en présence de Dora Bouchoucha et Habib Attia, coproducteurs de ce film primé au Festival d'Abu Dhabi, et patrons de, respectivement, Nomadis Images et CinéTéleFilms.
Le mois de janvier est à la Tunisie ce que Thucydide est à Raymond Aron: un gisement d'inspiration, une vraie mine d'or! Les historiens en tirent des livres et les réalisateurs y puisent pour leur film ou documentaire. Sami Tlili ne faillit pas à la règle. En prenant les évènements tragiques du 5 janvier 2008 comme catalyseur, le jeune réalisateur – tel un Michael Moore dans ''Roger and Me'' – explose et nous livre un ''Il était une fois dans l'Ouest'' version phosphatée!
Le vent se lève
Sud-Ouest de la Tunisie, Redeyef est l'un des trois plus importants centres miniers de la Compagnie des phosphates et du chemin de fer de Gafsa, qui règne en maître absolu, appuyée par le régime despotique et corrompu de Ben Ali.
Sami Tlili présentant son film à Mad'Art.
Environnement agressé. Santé des populations et ouvriers menacée. Pas de protection, de sécurité, encore moins de contrats... Tous les éléments sont réunis pour miner le moral du travailleur venu à Redeyef pour toute une carrière. Le vent de la colère souffle, attisé par la pauvreté et le chômage de masse.
Un vaste mouvement de protestation se profile à l'horizon. Les travailleurs et les jeunes du bassin minier se mobilisent pour leur dignité, pour des emplois, pour de meilleures conditions de logement, de santé et d'éducation. Ils dénoncent un régime de spoliation, de pillage économique et social. Les grèves se multiplient et s'étendent sur toute la région de Gafsa pour finalement déboucher sur une grève générale d'ampleur nationale.
A l'époque, la répression brutale de cette rébellion – début d'un mouvement de désobéissance civile qui dura 6 mois, soit 21 ans après «le coup d'état médical» qui le mit au pouvoir, Zaba assista à son premier soulèvement populaire – a fait 3 morts. Une dizaine de dirigeants syndicalistes ont été condamnés à de lourdes peines de prison. Enseignants, agents de la fonction publique (certaines branches), petits commerçants et même les femmes se sont mobilisés au péril de leur vie!
La mémoire dans la peau
«Comment oublier d'où je viens quand mes dents jaunies par le phosphate me le rappellent tous les jours!» dixit Moudhaffer, qui vit maintenant à Paris mais n'a pas oublié et n'oubliera jamais la torture de ces geôliers. Son père, arrêté lui-aussi, a écrit pour son fils un très beau poème, une ode à la résistance.
Sami Tlili, avec sa productrice Dorra Bouchoucha, lors de la projection à Mad'Art.
D'ailleurs, le film regorge de très belles chansons, qui reflètent l'état d'esprit de cette région si riche et pourtant si pauvre. Cette contradiction est la base de ce documentaire à la fois dur dans ses témoignages, lyrique de par ses paysages et ses chansons voire comique tant l'absurdité de la situation minière est tragique!
Combattre l'injustice, avoir sa dignité, «Chem el horiya» (Sent la liberté), comme le dit si bien Béchir, le syndicaliste, et Adnene Hajji, figure emblématique du syndicalisme de Redeyef dont la femme Jemaa a perdu son rein lors des émeutes avec la police. Cette dernière a terrorisé pendant des mois la population en s'introduisant chez eux à toute heure et en saccageant tout sur leur passage comme si ce n'était pas assez de subir toutes les conséquences écologiques et autres de ce fief du phosphate sans en profiter.
Native land
Et si des longueurs pèsent sur le film, force est de constater qu'il n'enlève en rien le «charme» de ces habitants de Redeyef aux cœurs ô combien meurtris et lourds! La nature des interactions verbales varie puisque les tons sont tour-à-tour graves, légers, rassurants, moqueurs, enjoués, selon les circonstances; ces interactions servent à faire des excuses et à réduire la distance, à échanger des opinions et des savoirs, à exprimer des sentiments, des jugements ou des désirs. Leur authenticité est incontestable lorsqu'elles respectent les pauses, les inflexions de la voix qui ont autant d'éloquence et d'impact que les paroles.
Le figement de la posture ne doit pas tromper, il n'est qu'illusion puisque les différents témoignages tentent à recomposer une opération de l'esprit, un véritable jeu cérébral qui transforme le vécu en une expérience intérieure spéciale. C'est ce temps de la mémoire qui va structurer le temps du récit et lui donner toute sa valeur, une signification dépassant la simple histoire.
Les gros plans se succèdent tissant ainsi un fil, une toile entre ces habitants et les spectateurs qui ressortent le cœur gros par toute cette misère filmée mais bien réelle.
Si le film retrace des évènements vieux de cinq ans, il est nonobstant toujours d'actualité : le phosphate continue à être source de bénédiction pour certains et source de malédiction pour d'autres... Combien de temps à attendre le statut de martyrs? Combien de temps à attendre un partage équitable des richesses de ce bassin minier? Combien de temps à attendre des emplois pour des jeunes préférant la noyade à la bourgade où ils vivent?... Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se brise !
Scène du film "Maudit soit le phosphate".
Né en 1985 à Kairouan (Tunisie), Sami Tlili est réalisateur et enseignant en histoire de l'Art, littérature francophone et cinéma africain à la Faculté des lettres de Sousse. Ancien membre actif du mouvement de la Fédération tunisienne des ciné-clubs (Ftcc) et de la Fédération tunisienne des cinéastes amateurs (Ftca), il compte à son actif trois courts métrages. ''Maudit soit le phosphate'' est son premier long métrage documentaire.