C'est le spectacle des «monstres», ceux de la Tunisie «postrévolutionnaire»: des créatures, tapies dans l'ombre, complotent, manipulent et tirent les ficelles. Leur unique obsession et raison de vivre : le POUVOIR.
Par Abdelfatteh Fakhfakh
Le duo Ezzeddine Gannoun – Leïla Toubel s'active sur la scène théâtrale tunisienne, hors des sentiers battus, depuis près de trente ans. Leïla Toubel écrit et joue (ici, elle se contente d'écrire) et Ezzeddine Gannoun donne vie au texte, l'innerve et le donne à voir et à entendre, à travers une chorégraphie, une musicalité, un jeu d'ombre et de lumières et, surtout, une direction d'acteurs qu'on devine fine, obstinée, patiente permettant aux comédiens de disposer de l'aplomb, de l'aisance et de la présence nécessaires pour porter le spectacle au-devant des spectateurs.
Un ballet fou, incessant, où nous voyons défilerdes «monstres».
Un spectacle fort, impressionnant
''Monstranum's'', la dernière création du duo Gannoun-Toubel, confirme tout le bien que l'on pense de ce duo et de l'équipe qu'il mobilise. Vous ne pouvez pas échapper aisément à l'emprise que ce spectacle exerce sur vous de bout en bout, tout au long d'une heure vingt cinq minutes. ''Monstranum's'' ne vous lâche pas. Sortis du théâtre, le spectacle continue à vous habiter, à vous hanter au point de trouver ancrage dans vos rêves, ensommeillés ou éveillés, d'alimenter pleinement vos songeries et de nourrir vos moments de méditation.
On est subjugué par le texte et, en particulier, celui de l'ouverture du spectacle, lu en voix-off, par Leïla Toubel, d'une voix chaude et amicale, évoquant les jours glorieux, vécus par notre peuple, entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011, un texte écrit avec des mots si simples, si familiers, si quotidiens qu'il vous semble en être, légitimement, à vous seul, l'auteur!
Des créatures tapies dans l'ombre
Aussitôt après, commence un ballet fou, incessant, où nous verrons défiler tout au long du spectacle des «monstres», ceux de la Tunisie «postrévolutionnaire»! Des créatures qui, tapies dans l'ombre, complotent, manipulent et tirent les ficelles. Leur unique obsession, leur unique raison de vivre, leur unique crédo, c'est le POUVOIR.
Guitanou (Bahri Rahali), homme d'affaire, très proche de la famille de l'ancien pouvoir.
Ces monstres sont des hommes et des femmes qui s'adaptent du mieux qu'ils peuvent à la nouvelle situation. Ils rament le plus souvent dans le sens du courant. Mais ramer ne leur est pas toujours nécessaire, des fois ils ne font rien, ils se laissent aller spontanément... dans le sens de la pente, ils se laissent aller à leur penchant naturel, celui d'aller vers le bas, toujours plus bas, jusqu'à toucher le fond, sans garantie de se relever.
Ils sont à l'image d'un certain Guitanou (Bahri Rahali), homme d'affaire, très proche de la famille de l'ancien pouvoir. Hier fidèle à l'ancien régime, il est aujourd'hui soumis au nouveau. Il a subventionné la campagne électorale d'un des partis aujourd'hui au pouvoir, mais cela ne lui servira pas à grand-chose, car un mandat d'arrêt est émis contre lui pour plusieurs affaires de corruption et de détournement de l'argent public. Il se battra jusqu'au bout pour ne pas perdre ses privilèges même s'il n'est pas assuré que l'issue soit en sa faveur.
C'est aussi le cas d'une certaine Dilizar (Rym Hamrouni), une jeune chanteuse, sans gloire, ni renommée, une chanteuse de restaurants, de cabarets et de soirées familiales. Recyclée, elle est aujourd'hui voilée et se met au chant soufi et religieux. Dilizar est hantée et menacée par un passé qui pourrait faire partir en miettes, sa nouvelle carrière.
L'éventail riche et varié des monstres
L'éventail des monstres est relativement riche et varié. En témoigne le personnage de Hloppa (Bahram Aloui), un jeune patron de journaux jaunes sous l'ancien régime, qui avait pour mission de descendre en miettes les opposants. Hloppa rêvait d'être patron d'une chaine privée de télévision. Après la révolution, une autorisation lui a été accordée et de gros moyens pour faire de cette chaine nommée ''Tolérance'' la propagande du régime en place.
Mais des fois, il arrive aux monstres de se trouver si menacés, si fragilisés, qu'ils se battent dans un dernier sursaut ou essaient de le faire, toutes griffes dehors. Il arrive à certains de ramer à contre-courant, dans l'espoir tenace de se cramponner à un pouvoir, qu'ils ont acquis et qu'ils ne sont pas prêts à lâcher, à l'instar d'Ellaba (Cyrine Gannoun) ou d'Ennems (Oussama Kochkar).
Guitanou, Ellaba, Dilizar, Ennems et les autres...
Ellaba est le bras droit d'un homme d'affaires Rnaw qui s'est suicidé, c'est elle qui gère toutes les affaires, qui détient tous les secrets. Fille d'une femme de ménage, elle accompagnait sa mère de maison en maison, de villa en villa, de chambre en chambre, de lit en lit, c'est une louve comme son surnom Ellaba l'indique, elle refuse la mainmise et la dictature du nouveau pouvoir et devient miracle (!?) une révolutionnaire de la 25e heure
Ennems est un génie de l'informatique et un flic du Net. Il est spécialisé dans la censure, le piratage des mails et des comptes FB. Il gère tout un réseau qui s'accapare d'informations importantes, qui orchestre les campagnes de dénigrements, ou celles qui idolâtrent un parti ou une personnalité. Sa seule valeur se mesure à celui qui paye plus.
Un peu comme Ellaba, Ennems veut se refaire une virginité et ne mettra pas sa main dans celle qui nous gouverne aujourd'hui, pour tout l'argent du monde.
Tout pour le pouvoir
Ainsi, le thème de l'attachement au pouvoir qui est au cœur de la pièce est-il traduit sur scène avec beaucoup de brio, de maestria, d'imagination et d'inventivité. Cet amour fou, cette passion, cette folie du POUVOIR font que ces monstres sont prêts à tout sacrifier, prêts à tout abandonner, à tout trahir, à tout lâcher!
Ils sont là sur scène, devant nous, collés à leur siège, ils le caressent, le bichonnent, le bisoutent, l'embrassent, l'enlacent, l'entourent, le serrent et lui dédient devant nos yeux la plus belle, la plus émouvante des odes. «Ne me quitte pas!», «Que serais-je sans toi?», «Tu es ma plus belle histoire d'amour», lui disent-il, le retenant, le suppliant de ne pas les abandonner...
Où est-ce que nous allons? Qui arrêtera ces monstres? Comment nous en préserver? Comment nous en protéger? Gannoun et Toubel ne nous le disent pas! Ils se contentent en tant qu'artistes de retraduire le réel à travers des scénettes, des tableaux, d'attirer notre attention sur ces «monstres» en nous alertant sur leur nuisance potentielle et réelle. Mais au-delà de ces tableaux noirs et pessimistes, Gannoun et Toubel nous invitent de manière humble mais claire à la RESISTANCE. N'en ont-ils pas donné eux mêmes – et continuent à le faire – le plus merveilleux et le plus probant exemple, fidèles à la voie qu'ils se sont tracée... il y a de cela 30 ans déjà?
* "Monstranum'S Ghilen'' de Ezzeddine Gannoun, texte Leila Toubel vous donne rendez-vous les jeudi, vendredi, samedi (suivez la programmation à la radio, dans les journaux, sur les réseaux sociaux).