En attendant d'ouvrir le bal de Jazz à Carthage By Tunisiana, jeudi soir, avec son nouveau projet "Afro grooves" le «franco-tuniso-saxo» Yacine Boulares fait ses gammes avec Kapitalis pour un entretien pas désaxé!
Entretien réalisé par Samantha Ben-Rehouma
Kapitalis: Quelles sont tes influences musicales?
Yacine Boulares : Ma découverte du jazz s'est faite avec John Coltrane et l'album ''Crescent''. C'est un disque très profond et spirituel qui m'a énormément transformé sur le plan émotionnel. Peu après, j'ai débuté le saxophone et commencé à retranscrire cette musique. Parmi mes influences majeures il y a aussi le pianiste Keith Jarret, le saxophoniste Mark Turner, la chanteuse Oum Kalthoum et beaucoup de musiciens ouest-africains comme Salif Keita ou Richard Bona.
Qui a guidé tes premiers pas? Qui a été ton mentor? Pourquoi le saxo?
J'ai hésité entre le trombone et le saxophone mais la découverte de Coltrane m'a amené à choisir le saxophone. J'ai eu la chance et la malchance de commencer le saxophone plutôt tardivement après des études supérieures de philosophie et certaines rencontres ont été déterminantes. Il y a d'abord eu Andre Villeger, mon premier professeur qui par son extrême exigence et un sens aigu de la pédagogie m'a fait passer en très peu de temps d'un niveau débutant au niveau exigé pour intégrer le prestigieux Conservatoire national de Paris où je me suis retrouvé entouré de musiciens virtuoses qui ont nourri mon inspiration.
Après ça, j'ai eu la chance de travailler avec le saxophoniste Jacques Schwartz Bart qui m'a beaucoup influencé; il représente pour moi la parfaite rencontre du jazz et d'une musique traditionnelle (le Gwoka Guadeloupéen pour lui) et m'a beaucoup aidé a synthétiser du mieux possible mes influences africaines, orientales et jazz. Je le considère comme mon mentor jusqu'à ce jour puisqu'il sera le directeur musical de mon prochain album.
De manière générale, j'ai la chance d'évoluer à New York qui est un vivier de talents exceptionnels où chaque rencontre me transforme: j'ai l'impression d'évoluer en permanence.
Yacine Boulares sur les pas de Coltrane, Jarret, Turner et les autres.
Quel a été l'évènement le plus marquant de ta carrière?
Il y en a eu beaucoup mais j'ai eu récemment la chance de jouer avec Richard Bona à New York. C'est le genre de musicien qui irradie et transforme tout un groupe par son génie.
Quelles sont pour toi les grandes figures du jazz?
Les grandes figures du jazz sont pour moi les musiciens et musiciennes qui ont su faire entendre une voix unique et nouvelle, transformant la tradition en y apportant des conceptions originales, une identité et une culture originales. Des révolutionnaires en somme. Charlie Parker, Theolonious Monk, John Coltrane évidemment mais aussi des musiciens moins célèbres qui ont ouvert d'autres voies comme Lennie Tristano, Warne Marsh, Lee Konitz.
Cinquante ans après, tous les musiciens de jazz se réfèrent encore à leurs discours. Aujourd'hui il y a Keith Jarrett, Hancock, Meldhau, Mark Turner et tellement d'autres...
Si tu avais pu avec quel grand du jazz aurais-tu aimé jouer?
J'aurais aimé jouer avec Keith Jarret.
Qui dit jazz dit jam... T'arrive-t-il d'improviser sur scène ou respectes-tu ton répertoire?
L'improvisation est une composante essentielle du jazz et pour moi elle ne contredit pas l'écriture (le répertoire ). Certaines pièces se suffisent à elles-mêmes et certaines autres appellent à l'improvisation, c'est juste une question d'équilibre.
Cela dit j'improvise beaucoup et la plupart de mon répertoire ouvre de grands espaces de liberté et d'improvisation pour tout le groupe.
Comment vois-tu la scène actuelle du jazz en Tunisie?
J'ai l'impression qu'il se passe de plus en plus de belles choses en Tunisie sur la scène jazz. Des amis musiciens tels que Fawzi Chekili, Mohamed Ali Kammoun, Hédi Fahem et bien d'autres sont d'excellents musiciens et compositeurs qui apportent un souffle frais au jazz. La couleur tunisienne est déjà internationalement connue grâce à de grands musiciens comme Anouar Brahem ou Dhafer Youssef et ce que j'entend en Tunisie me donne beaucoup d'espoir pour l'avenir de la scène tunisienne.
Tout ce qui manque en Tunisie c'est que ce dynamisme artistique soit relayé par une actualité régulière, des clubs dédiés où la musique serait présente plusieurs fois par semaine et où ces excellents musiciens pourraient confronter leur musique à la scène.
Jazz à Carthage fait cette année une large place à ces musiciens et c'est une initiative à saluer. On espère que cela encouragera bien d'autres festivals.
J'ai eu la chance de jouer très régulièrement avec les musiciens de jazz tunisiens, notamment Fawzi Chekili qui m'a fait connaitre en Tunisie, et certaines collaborations me tiennent beaucoup à cœur (avec Lotfi Bouchnak, Dali Kammoun, Fadhel Boubaker, Munir Troudi...). J'espère les multiplier dans l'avenir et puiser dans les répertoires folkloriques pour contribuer au développement de ce son unique Tunisian Jazz.
Tes racines tunisiennes influencent-elles ta façon de jouer?
Absolument! Surtout depuis que je favorise le saxophone soprano. Celui ci me permet des incursions dans les quarts de tons et des inflexions très tunisiennes. D'autre part les traditions rythmiques tunisiennes sont très similaires aux rythmes d'Afrique de l'Ouest. Le répertoire que je présente à Jazz a Carthage cette année est empreint de ces rythmes c'est une synthèse de mon métissage. Les racines rythmiques du jazz américain et des musiques tunisiennes sont en Afrique de l'Ouest. C'est cette origine commune que je cherche à exprimer dans ma musique.
Où te vois-tu dans 10 ans?
J'aimerais être entre New York, Tunis, Paris et Tokyo. Quatre ville entre lesquelles mon cœur balance et entre lesquelles j'aimerais ne jamais avoir à choisir.
Musicalement, j'espère que mes différentes expériences musicales vont continuer à se multiplier et que j'aurais toujours la chance de jouer avec des musiciens aussi incroyables qu'aujourd'hui.
Penses-tu que le jazz peut être une forme de contestation politique sociale ou autre?
Bien sûr! L'histoire du jazz est jumelle de l'histoire de l'émancipation des Afro Américains. C'est une musique révolutionnaire par essence. Mais c'est aussi une musique largement instrumentale et pour attribuer un sens politique à une mélodie ou une chanson, il faut verbaliser, s'engager politiquement à la manière d'un Charles Mingus.
Je crois qu'être musicien de jazz c'est déjà une forme de contestation. C'est refuser un ordre établi, une structure trop aliénante (musicale ou politique) et affirmer une pensée originale et nouvelle. A partir de la tout est possible. C'est l'engagement politique qui fera la différence.