Le verdict sévère infligé à Weld El 15 a anéanti les espoirs d'une majorité de Tunisiens de voir enfin la liberté d'expression triompher. La solidarité avec le rappeur s'organise, car il y va de l'avenir des droits et des libertés en Tunisie.
Par Samantha Ben-Rehouma
El Teatro, mardi, 10h30... Ils sont venus, ils sont tous là (journalistes, avocats, artistes, associations, syndicats, partis politiques, défenseurs des droits de l'homme, public, etc.).Tous ont répondu présent à l'appel de Zeyneb Farhat qui, pour une matinée, a offert gracieusement son espace pour débattre et trouver des solutions concrètes et mettre fin au calvaire du rappeur !
Thameur Mekki, journaliste indépendant, a d'entrée de jeu donné le La du «pourquoi sommes-nous réunis aujourd'hui?»
Simple, nous voulons rassembler tous ceux qui veulent soutenir Weld El 15. Entendons-nous bien, je ne parle pas ici de soutien approximatif ou de débats qui n'en finissent pas. Non! Il faut parer au plus pressé: des actions sur le terrain», ou, plus exactement, dans la rue là où est né le rap!
Kaouther Gharbi (avocate), Bendir Man, Koutheir Bouallègue (avocat) et Hayther Mekki.
A ce jour, beaucoup d'entre nous ne savent toujours pas de quoi cette affaire, qui tient plus de la politique que du rap, retourne...
Incarcération, intimidation et condamnation
Dimanche 10 mars 2013. Poste de police de Hammam-Lif, vers 22h, le commissaire surfe sur internet et tombe sur le clip de Weld El 15 ''Boulicia Kleb'' (Les policiers sont des chiens), dénonçant les violences policières de l'après Zaba sur fond de «Je rêve d'égorger un policier comme on égorge un agneau le jour de l'aïd». Ni une ni deux, le commissaire se jette sur son téléphone et ordonne l'arrestation du rappeur et de tous les acteurs du clip.
03H00 du matin, la police (sans mandat) fait intrusion au domicile de Sabrine, mannequin dans le clip. S'ensuit alors confiscation de matériels vidéo, incarcération, intimidation et condamnation par contumace pour Weld El 15. Bref, un mauvais remake du scénario El Général (dans son morceau ''Raïs Lebled'' où il interpelait Ben Ali sur la corruption et le chômage) est en route...
L'audience de jeudi dernier au tribunal de première instance de Ben Arous restera dans les annales de la justice tunisienne.
Questions : Pourquoi le dossier de Me Ghazi Mrabet, avocat de Weld El 15, n'a pas été évoqué voire débattu lors de cette audience? Pourtant, il contient plus de 200 pages (un pavé !)? Pourquoi y-avait-il autant de policiers (des dizaines) dans la salle contre une dizaine de sympathisants du rappeur?
Emna Mnif de Kolna Tounes: ce ne sont pas les discussions qui vont résoudre les choses, le peuple doit sortir dans la rue.
Au-dessus des lois
Le verdict, ô combien sévère, a anéanti tous les espoirs des amis de Weld El 15 mais aussi une majorité de Tunisiens de voir enfin la liberté d'expression triompher!
«Lorsque le juge a dit 2 ans de prison ferme pour Alaa Yaacoubi, j'étais si abasourdie que je suis restée là sur le banc pleurant toutes les larmes de mon corps, c'est alors que les policiers ont commencé à donner des coups de pieds sur les bancs où nous étions assis criant ''Aya bara rawhou towa'' (rentrer chez vous maintenant) puis ils ont commencé à nous gazer, nous frapper, c'était horrible, je suis encore sous le choc!», confie l'amie du rappeur.
Il est clair que les dés étaient jetés bien avant la comparution car, après tout, sur quelle loi se base la justice? «Aucune! Tout n'est que vice de procédure», répondent les avocats. Certes l'article 92 interdit tout genre d'insulte envers l'armée et le code pénal 126 condamne toute atteinte à un fonctionnaire mais aucun des deux ne s'applique à la création artistique. «On veut à tout prix formater des textes de lois pour qu'ils rentrent dans le moule de la législation afin de justifier l'injustifiable!» dixit Koutheir Bouallègue, avocat de Weld El 15.
A croire que la nouvelle justice estampillée Ennahdha ne connaît pas le proverbe qui dit que la magnanimité consiste à rendre justice et non pas demander justice !
Fight The Power
Sans sombrer dans une psychose kafkaïenne, force est de remarquer que la Tunisie est le pays du paradoxe où deux ministres d'un même gouvernement se contredisent sur une même affaire : Mehdi Mabrouk, ministre de la Culture, a dès le départ soutenu le rappeur tandis que le ministre de la Justice, Nadhir Ben Ammou, lui, n'a rien à dire à propos d'une condamnation qui s'appuie sur un vide juridique!
Pourtant, beaucoup de rappeurs français et américains ont déjà fait les frais de condamnations pour avoir critiqué la police – ''Nique la Police'' de NTM, ''Sacrifice de Poulet'' du Ministère AMER, ''Tirer sur les keufs'' d'AbdulX, ''Fuck the police'' de NWA (c'est le FBI qui a exigé une indemnisation de 3.000 dollars à la maison de disque), ''Violent'' de 2 Pac, ''Flagrant cops'' de Noreaga (on est loin de ''The Message'' de Grandmaster Flash) – sans passer par la case prison!
Leïla Toubel: le danger de ce procès vise la liberté de la Tunisie.
Cet incompréhensible acharnement à vouloir voir Weld El 15 condamné est symbolique de la complexité des rapports que l'Etat entretient avec son histoire culturelle (Nadia El Fani, Persépolis, Palais Abdellia, Amina, etc.) autant qu'avec les enjeux sociologiques actuels.
Seulement voilà, il est grand temps que le Tunisien prenne conscience qu'il ne s'agit pas là d'être pour ou contre Weld El 15 (comme il l'a déjà fait avec Amina). Pire ! C'est de sa liberté dont on parle qui chaque jour rétrécit comme une peau de chagrin.
La Tunisie patauge depuis trop longtemps dans les eaux troubles de la justice archaïque pour se payer le luxe de laisser la police agir à sa guise. Tout un système à revoir : un avocat dès la première nuit de garde à vue pour éviter les bavures et les châtiments corporels. A ce sujet, on peut comprendre le geste de Hind Meddeb car quand la justice lâche en toute impunité ceux qui ont saccagé et brûlé l'ambassade et l'école américaines et met dans ses geôles un rappeur qui ne fait qu'exprimer le ras-le-bol de toute une génération, il y a de quoi s'indigner!
Il serait donc ingrat de ne pas reconnaître à Weld El 15 le mérite d'avoir donné (avec d'autres tunisiens) à l'affaire la tournure internationale qu'elle connait jusqu'à ce jour.
Qu'on l'aime ou pas, ce citoyen mérite notre soutien car en réalité le procès qui lui est intenté est non seulement une injustice contre une personne ayant entendu et réagi à un cri de détresse de toute une jeunesse en perdition (chômage, extrémisme religieux, jihad, etc.) aussi une injustice envers tout un peuple qui depuis des décennies est sous le joug d'un pouvoir politique pervers, dictatorial, méprisant et souvent violent... qui ne lésine sur aucun moyen pour maintenir la tête des Tunisiens sous l'eau à défaut de pousser ses incorruptibles enfants à l'exil... Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse!
Illustration : Mourad Tebai, Koutheir Bouallègue et Ghazi Mrabet (les avocats de Weld El 15), Thameur Mekki du comité de soutien de Weld El 15.