Hier soir à Carthage, Fadhel Jaïbi présentait sa nouvelle pièce ''Tsunami'' à Carthage. Cette œuvre, que son auteur décrit lui-même comme un cri de rage et de mobilisation, suscite des interrogations.
Par Seif Eddine Yahia
Tout commence par une voix-off. Cette voix lance une diatribe contre le théâtre, source d'impureté de l'âme. Elle invite aussi les croyants à se détourner de ces lieux de débauche afin de revenir à la vraie foi. Le public est surpris de voir que cet extrait n'est pas tiré d'un discours de Qotb ou d'Al Zawahiri mais bien d'un texte de Tertullien, le célèbre théologien Carthaginois.
Cette citation du penseur chrétien devait donc promettre une pièce pleine de surprises, de nuances concernant l'avenir de la Tunisie, d'autant qu'avant la représentation, il nous était annoncé que ce spectacle susciterait chez nous de nombreuses questions sur le devenir de notre pays.
Le reste de la pièce nous montre que, loin d'être une remise en question, ''Tsunami'' est avant tout une affirmation. L'auteur se place très clairement en opposition au péril islamiste tout en prenant le parti de ceux qui défendent la spécificité, l'unité et l'ouverture de la Tunisie
Même madame Hayet perd sa neutralité de rigueur et se laisse emporter dans le feu des contradictions. (Ph. Samy Snoussi).
Anticipation politique
Fadhel Jaïbi a joué la carte de l'anticipation pour son message de mobilisation face à l'islamisme. Il présente ainsi l'action de sa pièce en 2015.
Quatre ans après la chute du régime de Ben Ali, le pays est aux mains des islamistes. Un groupe d'irréductibles résiste cependant à l'envahisseur financé par les pétrodollars du Golfe. Dorra, la première résistante, est elle-même issue de la famille du cheikh Essahbi, leader du parti islamiste qui dirige le pays d'une main de fer et qui amène des milliers de jeunes à la mort sur plusieurs fronts au nom du jihad.
Dorra décide de se révolter, d'ôter son voile et de rejoindre la rébellion face à l'oppresseur. L'autre personnage majeur de la pièce est celui de Hayet, magistralement interprété par Jalila Baccar. Revenue de son idéalisme acquis suite au 14 janvier, cette femme d'un certain âge est aujourd'hui cloîtrée chez elle, désabusée par les évènements et pessimiste quant à l'avenir du pays. Malgré sa volonté de neutralité, Hayet se retrouve au milieu du conflit dramatique qui oppose les résistants et les ombres islamistes. La pièce est donc l'histoire d'une fuite, celle de Dorra, et d'une guerre civile opposant modérés et extrémistes.
Les clins d'œil appuyés à l'actualité. (Ph. Samy Snoussi)
Au-delà de ce schéma narratif somme toute assez simple, le metteur en scène a multiplié les clins d'œil appuyés à l'actualité. L'assassinat de Chokri Belaïd, la chute des despotes dans le monde arabe, les guerres en Syrie et en Libye, ou encore les barbelés ayant fleuri partout dans le pays depuis la chute du régime trouvent un écho dans les différents tableaux de ''Tsunami''.
Le metteur en scène a aussi souhaité mettre en avant les spécificités de la société tunisienne. Les vers d'Abou El-Kacem Chebbi au début du spectacle, l'hymne national tunisien repris plusieurs fois pendant le spectacle et confronté à un hymne inspiré par l'idéologie salafiste, autant d'éléments qui ont permis au metteur en scène de convertir le public de Carthage à sa cause.
Plus qu'une réflexion sur la situation tunisienne, la pièce veut être un message coup de poing touchant les spectateurs au coeur dans le but de les mobiliser.
L'interprétation de Hayet par Jalila Baccar n'a pas manqué de faire vibrer le public présent. Celle dont les propos sont les plus mesurés, mais aussi parfois les plus durs, se sort de ce schéma manichéen d'affrontement entre gentils modérés et dangereux extrémistes. Elle devient la conscience de cette œuvre, le regard critique capable de demander aux révoltés pro-occidentaux pourquoi ils n'ont pas critiqué l'action de BHL, de l'Otan et de Sarkozy dans la Libye voisine, tout en tenant tête aux islamistes qui menacent son domicile et son pays.
Déshumanisation des islamistes représentés comme des ombres à la fois menaçantes et ridicules. (Ph. Samy Snoussi).
Manichéisme primaire
La pièce de Jaïbi a été conçue dans une certaine forme d'urgence en réponse aux troubles politiques rencontrés ces derniers temps. Le metteur en scène a voulu délivrer un message fort afin de mobiliser la population. Tous les procédés sont utilisés à cette fin. Hymne national pour réveiller la conscience patriotique du public, humour noir et déshumanisation des islamistes représentés tout au long du spectacle comme des ombres à la fois menaçantes et ridicules.
Si l'effet comique était garanti à chaque passage de ces hordes de femmes-fantômes et de guerriers salafistes, on peut se demander si le fait de présenter les islamistes comme des hordes sans noms et de fanatiques assoiffés de sang, sans nuance dans le propos, n'a pas un effet contre-productif. La déshumanisation d'une partie de la population a, par le passé, conduit à des drames. Ceux qui ont permis aux islamistes d'accéder au pouvoir ne sont pas des ombres mais bel et bien des membres de la population tunisienne parfois négligés par les anciens pouvoirs en place. Donner d'eux une image aussi caricaturale ne peut qu'accentuer l'antagonisme entre les deux camps et conduire au final à la guerre civile dénoncée dans la pièce.
La stagnation des personnages dans leurs idéaux, et leurs certitudes conduit la pièce vers un certain immobilisme. Aucun doute, aucune remise en cause des positions de part et d'autre, seuls les décors changent alors que les personnages, tels des sampleurs mal réglés, répètent inlassablement le même discours. Les rôles sont définis dès le départ et ne bougent pas faisant tomber cette œuvre dans le travers du manichéisme primaire. Une alliance rebelle fuyant et combattant un cheikh qui apparait à la fin de l'œuvre et qui est à l'origine de tous les troubles dans le pays : cela met plus la pièce au niveau de la saga galactique tournée en Tunisie dans les années 70-80 que des grands classiques de Sophocle.
Affrontement permanent entre les gentils modérés et les méchants extrémistes. (Ph. Samy Snoussi).
Une mention spéciale doit être faite au personnage de Dorra, dont de nombreux éléments rappellent le parcours d'Amina des Femen (kidnappée et séquestrée par sa famille pour s'être dévoilée, menacée de mort pour avoir quitté le giron). L'idée de faire de cette jeune fille l'héroïne d'une pièce défendant les valeurs tunisiennes face à un péril venu d'ailleurs (le salafisme) se révèle contradictoire quand on connait les modes d'action et les objectifs de l'organisation venue d'Ukraine.
L'avenir du pays remis en question
Le but réel de la pièce n'est pas le questionnement comme cela était affirmé au début de la séance, mais bien la mobilisation des spectateurs.
En cela, Fadhel Jaïbi a réalisé une œuvre éminemment politique. Le manque de nuance dans l'élaboration des personnages, et l'affrontement permanent entre les gentils modérés et les méchants extrémistes conduit ''Tsunami'' à presque devenir une œuvre de propagande destinée à combattre les islamistes.
En deux ans, le pays a connu énormément de bouleversements. Il est actuellement à la croisée des chemins. Où va-t-il? Personne ne le sait, et c'est pour cette raison que Fadhel Jaïbi s'est livré à un exercice d'anticipation pour le moins pessimiste. Ayant souhaité mettre la nuance de côté, le metteur en scène a livré un témoignage choc où il souhaitait rappeler d'où venait la Tunisie et où elle risquait d'aller si rien n'était entrepris.
Illustration: Samy Snoussi.