La condamnation, le 29 août, des rappeurs Weld El 15 et Klay BBJ, à 1 an et 9 mois de prison ferme, par le tribunal cantonal de Hammamet, pour une chanson insultant la police, pose le problème des relations difficiles entre les rappeurs et l'establishment en général et la police en particulier. Enquête...
Par Seif Eddine Yahia
Depuis la sortie de ''Boulicia El Kleb'' (Chiens de policiers), le procès du rappeur et sa médiatisation soudaine, beaucoup se sont émus de la teneur particulièrement violente de certains textes dans le rap tunisien. Certains ont même salué la condamnation de Weld El 15 à deux ans de prison (peine réduite en appel) ainsi que son passage à tabac il y a deux semaines au poste de police de Hammamet après un concert au théâtre de plein air de la station balnéaire durant lequel la police a été insultée. Paradoxalement, parmi ces personnes, certains se disaient amateurs de rap, mais de rap propre, gentil et aux paroles aseptisées.
En suivant ce raisonnement, le rap aurait dû se priver d'artistes comme NTM, NWA ou Public Enemy, pour se contenter de rappeurs proprets comme Ménélik ou Vanilla Ice...
Joey Starr et Kool Shen du groupe NTM, condamnés à 3 mois de prison en France pour des propos hostiles àla police.
Rappel historique
Le public tunisien n'est pas le premier à s'émouvoir de la violence des propos dans le hip hop. Depuis sa création, ce mouvement est victime des critiques acerbes concernant le côté cru et direct des textes de certains MC.
Si le hip hop est violent, c'est parce qu'il est le reflet d'une époque, d'une jeunesse et d'un environnement. Ce mouvement est né dans les années 1970 dans le Bronx, au moment où l'héroïne et la guerre des gangs détruisaient les ghettos new-yorkais. Quand les premières block-parties ont été créées par Afrika Bambaataa, elles devaient servir d'exutoire à une jeunesse en perdition.
Parler du mal des ghettos pour l'exorciser, telle est la raison d'être du rap. Le message délivré par les rappeurs n'est que le reflet d'un environnement sombre, celui des ghettos américains devenu, par extension, celui des zones défavorisées partout dans le monde.
Les morceaux les plus plébiscités dans le rap ont souvent été ceux qui faisaient état de la dure réalité des quartiers populaires. ''The Message'' de Grandmaster Flash, ''Demain c'est loin'' d'IAM, ''Hardcore'' d'Ideal J : ces 3 morceaux aujourd'hui vus comme des classiques parlent crûment d'un quotidien sombre.
A New York, Public Enemy n'a pas cessé de critiquer les institutions racistes du pouvoir blanc et invita le peuple noir à les combattre.
Dénoncer la police : une constante dans le rap
Et à New York, Los Angeles, Paris ou Marseille, les relations difficiles avec les institutions, et particulièrement avec la police, ont toujours fait partie du quotidien de cette jeunesse. Bavures, contrôles au faciès, corruption et autres abus ont amené de nombreux rappeurs à dénoncer frontalement les pratiques les plus douteuses de la police. Les critiques virulentes ont commencé aux Etats-Unis avec les deux groupes emblématiques.
A New York, Public Enemy n'a pas cessé de critiquer les institutions racistes du pouvoir blanc et invita le peuple noir à les combattre. Et alors que le groupe New Yorkais criait ''Fight the Power'', NWA attaquait plus directement la police. Dans son album ''Straight Outta Compton'' sorti en 1987, le groupe de Los Angeles intitulait un de ses morceaux ''Fuck the Police''. Un titre autrement plus violent que celui de Weld El 15, qui n'avait pourtant pas entraîné de passage à tabac pour Eazy E, Ice Cube et les autres membres du crew.
Les deux groupes de rap ont certes été suivis par le FBI pendant plusieurs années, mais ils n'ont jamais été entravés dans l'expression de leur rage, au même titre que KRS One après son ''Sound of da Police''. Seuls Ice-T et Body Count ont rencontré des problèmes après avoir sorti ''Cop Killer'' qui appelait ouvertement à l'assassinat de policiers.
Les fans de Weld El 15 manifestant devant le tribunal où le rappeur est jugé.
La France donneuse de leçons mais mauvais élève
En France, malgré l'importance de la scène hip hop, les autorités ont eu une toute autre attitude face aux rappeurs.
Là où les Etats-Unis ont essayé de répondre aux questions posées à la société par les journalistes du ghetto, la France n'a cherché qu'à réprimer et à faire taire les voix des banlieues quand leurs revendications étaient jugées trop violentes ou trop en décalage avec le discours des autorités.
Le premier groupe à avoir été poursuivi pour des propos sur la police fut NTM. Joey Starr et Kool Shen furent condamnés à 6 mois de prison, dont 3 fermes pour avoir interprété le titre ''Police'' en live. Les piliers du rap français avaient également interdiction de se produire sur l'ensemble du territoire français pendant 6 mois suite à ce morceau explicite. Le groupe n'a pas été le seul à subir les foudres de la censure en France. Ainsi, pour leur titre ''Sacrifices de poulets'', le Ministère Amer a eu de nombreux problèmes avec le ministère de la Justice.
Au «pays des Droits de l'Homme», nombreux ont été les rappeurs à avoir été poursuivis pour leurs propos, souvent à l'initiative d'acteurs politiques cherchant à prendre des voix à l'extrême droite. Notons que dans la plupart des cas, ces procès ont donné lieu à une relaxe dans l'indifférence générale, bien loin du fracas généré par la plainte déposée par un ministre ou un député peu scrupuleux.
Nicolas Sarkozy avait ainsi mené une croisade contre les rappeurs s'attaquant à la République ou à la police. Monsieur R, Sniper et surtout La Rumeur avaient été victimes de poursuites judiciaires injustifiées engagées par un ministre prêt à tout pour accéder à la magistrature suprême.
Depuis les années 90 en France, les rappeurs sont devenus les boucs émissaires des politiciens souhaitant draguer dans les eaux d'une extrême droite souhaitant museler les voix des minorités. Notons que ce sont bien souvent les mêmes qui souhaitent museler les rappeurs en France (parce que jugés trop violents ou trop misogynes) et qui se posent en donneurs de leçon à l'international et notamment face à la situation tunisienne.
Rap en Tunisie : nouvel art et nouvelles problématiques
La censure a fortement contribué à l'essor du hip hop en Tunisie. Le premier rappeur tunisien à avoir eu une reconnaissance nationale et internationale, le rappeur sfaxien El General avait subi la répression de l'Ancien Régime pour avoir dénoncé le système Ben Ali dans son morceau ''Raïs El Bled''. Il a été classé dans les 100 personnalités les plus influentes au monde en 2011 par ''Time Magazine''.
A partir de là, la scène rap tunisienne a pu se développer en obtenant une vraie visibilité, un public plus large. La scène nationale s'est développée en suivant les modèles américains et français.
El General a fait connaître le rap tunisien sur la scène mondiale.
Le rap tunisien est actuellement dans une phase où il cherche encore son identité entre imitation des modèles étrangers et expérimentations. Weld El 15 est à l'image de cette scène. Son inspiration musicale et esthétique, il la puise en partie dans le Dirty South US et le rap hardcore français. Ces deux tendances sont loin d'être les plus appréciées par les puristes, car souvent jugées faciles et trop commerciales. Pourtant, ce n'est pas la qualité du propos ou de la musique qui importe dans l'affaire Weld El 15. L'Histoire nous dira si ce MC est une figure majeure du rap tunisien ou un épiphénomène ayant réussi à faire du buzz à moindre frais.
Des pratiques policières intolérables
Le problème ici, c'est qu'une étape a été franchie dans le non-respect de la liberté des rappeurs, jeudi 22 août à Hammamet. Des policiers ont désormais le droit d'arrêter, sans motif apparent, un rappeur dont les textes ne plaisent pas, de le passer à tabac avant de le relâcher dans la nature sans autre forme de procès. Si les faits sont avérés, ils ne sont pas tolérables dans un Etat qui se dit démocratique. Nul ne peut être inquiété de cette manière pour avoir dénoncé trop crûment les violences policières et les pratiques mafieuses qui ont parfois cours dans cette institution (et dont tout le monde est au courant). Action totalement contre-productive menée par une bande de voyous : les coups portés sur ce rappeur ne feront que renforcer la conviction de ceux qui reprennent les paroles de ''Boulicia Kleb''. Plutôt que de s'attaquer aux conséquences à coups de matraques, les forces de l'ordre devraient répondre aux causes de ces critiques en luttant contre la corruption et la violence gratuite dont elles se rendent parfois coupables.
Le rap n'est pas là pour plaire aux institutions, il est là pour les dénoncer, parfois violemment, parfois même bêtement. Le rap peut prendre la forme d'un cri de rage. Pour reprendre les propos de Lino, «le rap est un scalpel fait pour changer la face du monde au sens propre comme au défiguré.»