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Ecrivain tunisien hors du temps et de l'espace – il vit dans un coin perdu à la frontalière entre le Cambodge, le Laos et la Thaïlande –, l'écrivain tunisien Ali Mosbah est une figure à part dans le panorama littéraire arabe.

Par Abdelatif Ben Salem

Après avoir suivi, au milieu des années soixante-dix, des études en sciences sociales à l'Université René-Descartes à Paris, Ali Mosbah est rentré dans son pays où il enseigna pendant quelques années le français dans les lycées et collèges de Tunisie. Ayant perdu ses illusions, il décide de partir volontairement en exil.

C'est en Allemagne, à Berlin précisément, que Ali Mosbah s'installera pour se consacrer exclusivement à l'écriture. Il vit actuellement dans un coin perdu situé dans la zone frontalière entre trois pays, le Cambodge, le Laos et la Thaïlande.

Ali Mosbah s'est essayé également à la traduction. A ce jour, cinq ouvrages traduits de l'allemand vers l'arabe sont parus, F. Nietzsche ''Also sprach Zarathustra'', ''Ecce Homo'', ''Le crépuscule des Idôles'', Bertrand Russel, ''Speaks his Mind''; Peter Sloterdijk, ''Über die Verbesserung der guten Nachricht. Nietzsches fünftes «Evangelium»''. 

Lauréat du prix de littérature de voyage pour son opus, ''Mudun wa Wujûh, rahalât ilâ turkiyya, wa-l-Maghrib wal Burtughâl''.

Atypique, exigeante et corrosive, l'écriture romanesque d'Ali Mosbah, porte, comme on dit d'une certaine littérature sud-américaine, les stigmates d'une «préoccupation du fait national». D'une fulgurante vivacité, elle use de l'achronie, allégrement indifférente au temps et aux époques historiques, et restitue à travers des mises en scène flamboyantes et carnavalesques, les stridences et les silences de l'histoire de sa patrie.

Les protagonistes des récits de Ali Mosbah, parfois réels parfois fictifs – autant dire cervantesques – hallucinent jusqu'à la métempsycose avec des héros légendaires, qui tour-à-tour graves, bouffons, ou sanguinaires ne cessent de brocarder une société immobile et «immobilisée», aux mécanismes grippés par l'histoire et surtout par l'excentricité de ses despotes.

Pour le cercle restreint d'amis très proches – qui ont eu le privilège de lire ses tapuscrits – Ali, est une exception dans le panorama littéraire arabe.

Presque la soixantaine, l'écrivain continue à se soucier superbement comme d'une guigne de la publication de ses écrits, une attitude de protestation pour le moins héroïque, d'un détachement moral rarissime dans une aire géographique où les certains éditeurs sans scrupule, et ils ne sont pas rares – lorsqu'ils ne s'enrichissent pas tout bonnement sur le dos des créateurs – leur extorquent leur l'argent sous prétexte de les publier.

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La guerre des criquets (extraits)*
Par Ali Mosbah

Quand il prit la décision d'en finir avec les criquets, il s'adressa au peuple, regarda en direction du sud, pointa son index vers le vaste horizon et rugit comme qui éructe dans un bidon vide: "Tu es barrage et je suis barrage, qui de nous deux emportera l'autre?"
Roulement de tambour, clameur, acclamations frénétiques de la foule massée à l'entrée sud de la ville. Toutes les activités cessèrent, on n'entendait plus que des hurlements, des youyous, des bêlements, des aboiements des chiens. Bref un tel vacarme qu'on aurait cru entendre sonner les trompettes du Jugement dernier.

"Comment l'âme décharge ses passions sur des faux objets, quand les vrais lui défaillent." (Montaigne).

C'était le coup de départ de l'année des criquets et de la réforme de la rhétorique officielle.

Son excellence fut donc amenée à renoncer temporairement aux polémiques sur la langue et la littérature pour se consacrer exclusivement à la supervision directe et personnelle des batailles qui allaient être livrées pour repousser l'invasion des criquets déferlant sur la frontière sud-ouest du pays.

Elle aimait s'imaginer en train de passer en revue les bataillons des soldats, impeccablement alignés, mettre les dernières touches aux plans des batailles, placer l'armée en ordre de combat, organiser l'assaut, ordonner le repli, inventer des tactiques d'attaques-surprises et coordonner le ballet aérien des hélicoptères équipés d'engins d'épandage, capable d'anéantir, en un rien de temps, les nuées compacts des criquets.

A la nuit tombante, juste après le dîner, Elle reçoit les congratulations pour ses victoires bénies, arrachées grâce à des plans militaires conçus avec rigueur et clairvoyance contre les déferlantes d'escadrilles de criquets, qui le matin obscurcissaient le ciel du pays, et, le soir, en étaient chassés. Après quoi, Elle entame une nouvelle tournée d'inspection, passant en revue quelques régiments d'infanterie, Elle décore les pilotes en leur expliquant la mission du lendemain, parfois, Elle rectifie sur leur recommandation les petites erreurs qui auraient contrarié l'application du plan de la veille. Une fois son devoir accompli, Elle rend grâce à Dieu et se répand en éloges sur son propre génie, bénissant l'Académie militaire qui a permis l'efflorescence de tant d'énergies créatrices enfouies en Elle, ensuite se réfugie dans le PC mobile de renseignement, entièrement informatisé, pour se prélasser et prendre quelques plaisir à écouter les strophes enflammées des bardes des bourgs et des villages avoisinants, venus lui transmettre les sentiments de joie des habitants et lui apporter la marque de leur soutien à sa marche triomphale contre les criquets. Ceux-là seront décorés de la médaille en fer blanc de l'ordre de la République. Elle ordonne qu'en plus on leur remette des récompenses en nature, la semoule pour eux, et du fourrage pour les bêtes pour qu'ils retournent chez eux, dans leur village disséminé dans la montagne, en paix et en sécurité.

Elle aimait promener longuement son regard sur la foule des fellahs venus acclamer son convoi solennel, par des manifestations d'allégresse, renouvelant ainsi leur loyauté et leur attachement indéfectibles envers sn auguste personne. Elle affectionnait les voir tous réunis autour d'Elle: femmes, hommes, enfants, bovins, ovins, caprins, avis, tout ce qui, pour ainsi dire, marche, rampe, volette ou sautille sur terre. Les journées de son Excellence s'écoulaient alors en processions et marches militaires grandioses et périlleuses, par monts et par vaux: une longue théorie de blindés, de véhicules tout-terrain, de half-tracks, de canons, de camions de retransmission télévisée et de caravane médiatique dotée des cameras high-tech.

Tandis que Ses soirées tournaient en véritables réjouissances populaires où les joutes poétiques ponctuées de mélopées, le disputaient en ferveur aux cérémonies de décoration et de remise de récompenses. Abou Qays ne cessait quant à lui de l'inciter à faire preuve de munificence dans les distributions des médailles. Alors, Elle décorait les poètes, les tambours, les rhapsodes, le conclave des vieilles femmes préposé aux youyous, les officiers de la m'halla, les fantassins, les paysans, les éleveurs des vaches hollandaises d'importation, mais ceux aussi du cheptel national afin qu'ils ne se sentent pas humiliés, les bergers; Elle décorait également une vache qui donnait, à ce que l'on dit, pas moins de cinquante litres de lait par jour, Elle accrochait des Nichâne iftikhâr aux revers des vestons des journalistes qui couvraient scrupuleusement jour après jour ses batailles homériques, Elle complimentait le meilleur conducteur de camion militaire, le meilleur mécanicien, l'instituteur de l'école sans eau ni électricité du patelin perdu dans les montagnes, l'élève de dix-sept ans encore à l'école primaire parce que l'instituteur le retenait tous les jours pour la corvée d'eau et l'entretien du poulailler.

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Couverture du récit de Ali Mosbah dont ces extraits sont traduits.

Elle récompensait tous les hommes, toutes les bêtes ou presque, tandis qu'Abou Qays la poussait sans relâche à en faire davantage, tout en lui rappelant l'exemple édifiant de Napoléon Bonaparte qui n'eut de cesse au cours de ses campagnes militaires, de servir promotions, médailles et autres citations militaires à la louche, parce que l'importance de celui qui décore, affirmait-il, augmente exponentiellement au nombre de ceux qui sont décorés: Semez à tout vent distinctions d'héroïsme et de gloire, ô Votre Excellence, n'hésitez pas à honorer s'il le faut les chiens. Il n'est pas donné à n'importe qui de posséder les moyens dont vous disposez. Celui qui n'a rien ne donne rien. Chaque médaille épinglée sur le poitrail d'un officier ou d'un poète accroîtra votre part de gloire. Leur héroïsme ne jaillira qu'à l'ombre de Votre héroïsme. Leur gloire ne brillera de ses feux qu'à la lumière de Votre gloire, ô Excellence! Vladimir Ghika n'affirme t-il pas, que «les actions héroïques ont toujours quelque chose de discutable! Elles se situent à une hauteur où il n'est pas aisé de les apprécier à leur juste valeur».

La campagne contre les criquets était pour Elle l'occasion de traverser le pays de part en part, d'admirer la beauté de ses vallées et la splendeur de ses montagnes, parce que à chaque fois qu'Elle se lançait à la poursuite des nuées vrombissantes des criquets, ces derniers cinglaient d'un seul coup d'aile, sans crier gare, dans la direction opposée, contraignant ainsi la M'halla à faire demi-tour pour repartir aussitôt à leur trousse. Il était prévu que le premier choc entre les détachements d'avant garde des troupes d'invasion des criquets se produirait dans les environs de Tamerza et Midas, deux bourgs situés sur les confins sud-ouest du pays; alors que l'arrière du front de son Excellence s'étirait sur une ligne qui passait par Chebika, filait en direction du Sud, bifurquait à l'Est en vers Sbeïtla et revenait par l'Ouest derrière Kasserine pour mourir aux pieds des hauts plateaux de Thala et Makthar non loin du Mont Oueslât.

Le plan arrêté par Son Excellence était on ne peut plus clair : tout d'abord il s'agirait de construire un barrage en forme de croissant «sanitaire» pour d'absorber le choc des premières vagues de criquets et les empêcher de fondre sur la ville sainte d'al-Kairouan. (Elle a dû probablement lire dans le traité de quelque mémorialiste ancien, l'antienne pleine de sagesse selon laquelle, celui qui ne conquiert pas cette ville perd du même coup le nord. Comme nous le savons, l'histoire a confirmé cela aux cours les raids hilaliens sur le pays) Ensuite, et c'est là son plus grand souci, il s'agissait de fortifier nos rivages, non par compassion pour les fameuses oliveraies du Sahel, mais parce qu'Elle répugnait à causer des désagréments aux cohortes des touristes étrangers, qui, prenaient d'assaut, chaque été, telles des sauterelles, nos vertes vallées et nos plages de sable fin, si-douces-et-accueillantes. Car ses touristes, gente fine, civilisée et facile à vivre au demeurant, renâclent malheureusement à la moindre alerte.

Abou Qays et certains académiciens férus d'Antiquité nord-ifriquienne finiront comme prévu, par avaliser la tactique de son Excellence, en tant qu'elle est la seule capable de rejeter les criquets loin derrière les terres fertiles en facilitant leur anéantissement total dans les Sbâsib et les immensités steppiques. Cet ars combinatoria bellum, a qui plus est, l'avantage de jeter la troupe sur la route antique qui mène au célèbre plateau de Jugurtha, là où les légionnaires romains subirent la mémorable défaite qui leur fut infligée par le chef berbère. C'est pour cette dernière raison qu'ils ont fini par renoncer à l'idée de suivre la piste qu'emprunta le Général arabe Hassân Ibn Nû'mân lancé aux trousses d'al-Kâhina. Ibn Nu'mân, d'après la chronique d'al-Raqîq al-Qayrawânî, trouva cette route quelques peu longue, semble t-il, et lui préféra celle reliant Gafsa-Qastîliya-Nifzâwa vers la région de biskra et Wâdî Meskiâna, là où eut lieu la bataille décisive de Yawm al-Balấ, «la Journée des braves» à l'issue de laquelle mourut la reine berbère. Quoi qu'il en soit, historiens et géographes ont toujours divergé sur ce point. Certains ont même contesté la relation d'al-Qayrawânî, et évoqué l'existence d'une deuxième route, moins dangereuse, à savoir celle qui monte au nord vers Gafsa et Fériana, et tourne ensuite vers l'ouest en direction de Tébessa en Algérie, là où s'est produit finalement le choc entre les deux armées, au pied de Jabal al-'Ûnq, au lieu-dit Bîr al-Kâhina, à quelques encablures des hameaux de Sîdî Bûbakar et d''Ûm-l-Aqsâb. On écarta donc le plan de Hassân – et tous ceux qui lui ont été attribué – pour pouvoir contourner les difficultés de l'impraticable et peu sûre route du sud, qui passe par les régions arides de Nîfzâwa.

Une fois la difficulté et les complexités de la route du conquérant arabe laissées, de côté, le choix se porta sur celle qui mène à la citadelle du chef amazigh. Cela est d'autant plus justifié, que son Excellence trouva que la consonance du patronyme numide Youghourta a plus de poids à l'ouïe; sans parler de sa déclinaison latine en Jugurthinum ou Jugurtha qui sonnera plus solennellement aux oreilles des responsables des tour operator et de la presse internationale, que Hassân Ibn Nû'man, qui risque, lui, d'être confondu avec le nom d'un salafiste jihadiste.

Malgré cela, Elle ne donna aucune suite aux conseils prodigués par les stratèges et experts rompus dans l'art et la manière de fondre à l'improviste sur les criquets. Ceux-ci eurent beau essayé de La convaincre que le meilleur moyen de les chasser consistait à les surprendre de nuit dans leur sommeil, tactique qui a fait ses preuves depuis des siècles – rien n'y fit. Amr Ibn Bahr Al-Jâhiz n'a-t-il pas affirmé dans son célèbre Kitâb al-Hayawân que "Les sauterelles se chassent de nuit. Quand l'humidité tombe, elles se mettent à chercher les endroits en hauteur. Et quand l'humidité est accompagnée de fraîcheur, elles se blottissent sur place". Mais l'obstination de Son Excellence à les affronter de face et en pleine lumière du jour – Elle qui était habituée à traiter des questions qui engagent l'avenir de la Nation, plutôt de nuit – suscita l'inquiétude de son entourage. Sa réaction, en réponse à leurs sollicitations, fut si énergique qu'Elle leur fit passer l'envie de lui en proposer d'autres, fussent-ils aussi judicieux. Elle leur dit en substance : "Je ne partage pas l'avis de ceux qui prétendent que la guerre est une affaire de ruse. Pour moi la guerre ne saurait être qu'affrontement et défi et non feinte et astuce". Elle illustra ensuite ses propos par une épigramme tiré selon toute vraisemblance d'un hadith du prophète Muhammad: "Allah a fait le jour pour le jihad et la nuit pour le repos.'' Vous voulez mettre la terre sens dessus-dessous ou quoi? N'oubliez surtout pas que je suis un guerrier et non un chasseur de criquets!" Abû Qays, qui savait plus que tout autre les périls qui guettent les soldats opérant de nuit, acquiesça en rappelant, afin de réconforter l'opinion de son maître, qu'Alexandre le Grand avait repoussé la proposition qui lui avait été faite d'agir à la faveur de l'obscurité pour liquider Darius dans son sommeil. C'est Alexandre qui avait dit: "Jamais je n'accepterai cela, car je ne suis pas de ceux qui se délectent des victoires volées!" Et tant mieux pour les criquets, qui ne se sont pas gênés de se jouer de tous Ses plans, entraînant sa M'halla dans un épuisant périple sans fin, du sud à l'ouest, de l'est au centre et au nord jusqu'à ce qu'Elle atteigne les marches nord-ouest du pays d'où elle peut contempler à loisir, du haut du Table de Jugurtha, la plaine infinie qui s'étale à ses pieds.

Dès le lever du soleil, la M'halla se mit en marche et se fraya un chemin à travers les rivières, tantôt précédée par le command-car de Son Excellence, tantôt survolée par un hélicoptère, d'où crépitaient ordres et contre-ordres.

A la tombée de la nuit, on installa le bivouac et fit venir les bardes et les habitants des alentours qui se présentaient, pliés en deux sous le poids des présents. Après quoi, Son Excellence se rendit au chevet des blessés et des mourants, car toute bataille exige des victimes, sinon tout cela ne serait que jeu d'enfant et folle absurdité. Ainsi en a décidé son Excellence, inspiré ici par la vie et les aventures des grands hommes: il nous faut des morts et des blessés! Derechef, les sirènes d'ambulances déchirèrent l'air de leurs miaulements plaintifs et on en fit ramener par fournées entières, gémissant sur les civières. Il y en avait de toutes sortes: ceux piqués par les scorpions, mordus par les vipères, déchiquetés par les broches des sangliers, ou ceux, les membres fracturés, l'échine brisée suite à une chute dans un ravin ou qui avaient été pris dans le piège à loup tendus par les fellahs, d'autres, au postérieur a moitié dévoré par des méchants klebs de race arabe, pour s'être introduits dans une basse-cour ou un enclos de chèvre; celui dont l'os du front a été sérieusement endommagé parce qu'il s'est imprudemment approché de la croupe d'une ânesse, voulant, sans arrière pensée, éteindre la flamme d'un désir exacerbé par ce coin paumé. Son Excellence les salua tous chaleureusement en louangeant leur sacrifice et l'esprit patriotique qui les animaient et les incitaient à aller toujours de l'avant pour triompher des périls et des obstacles.

Elle décorait les blessés, lisait l'oraison funèbre des martyrs tombés au champ d'honneur, et ordonnant que fussent distribuées à leurs familles moult pensions et médailles. Elle pleurait leur dépouille violacée par les ravages du venin des reptiles. Enfin Elle donnait des instructions afin qu'on versât une prime aux poètes qui clôtureraient leurs élégies par un hommage appuyé au patriotisme de Son Excellence qui avait entrepris de conduire, sans la moindre hésitation et en dépit des innombrables écueils, cette action héroïque rien que pour stopper l'agression barbare des hordes des criquets et débarrasser à jamais notre patrie bien aimée de ce sinistre fléau; ou bien qui verraient dans son auguste personne l'illustration parfaite de l'image glorieuse du général carthaginois, Hannibal, fils d'Himmilcar Barca ou la bravoure du numide Jugurtha. Après tout ne se trouvait-Elle pas à proximité de ce plateau célèbre qui ressemble à une grande table, du haut de laquelle, Jugurtha bombarda les légions romaines de Metellus avec ses catapultes et qu'on appelle depuis "Tables de Jugurtha".

Soudain Son Excellence fut saisie par ce phénomène qu'on appelle métempsycose en langage ésotérique. Son corps s'anima de l'âme elle-même du chef berbère et la fièvre d'une gloire antique ressuscitée, lui monta irrésistiblement à la tête. Comme prise de vertige, Elle donna l'ordre à son armée de se déployer dans la plaine, puis attaqua toute seule l'ascension du col. Des témoins de mauvaise fois diront plus tard qu'un hélicoptère L'a déposé sur le sommet de la butte.

Le soir même, Elle apparut sur les écrans des téléviseurs, plantée comme une statue de commandeur au sommet de la plate-forme, tantôt agitant les bras, tantôt tournoyant comme un possédé, tenant un pistolet ou une mitraillette crachant un feu nourri en direction de l'ouest, là où disparurent l'après-midi même les noirs essaims des criquets. Des spectateurs chuchotèrent un Allahou Akbar, d'autres poussèrent un long soupir: "Il n'y a de force et de puissance que par Allah." Un professeur émérite d'histoire antique s'exclama: "Louange à Dieu qui me garda en vie pour que je puisse voir de mes propres yeux le grand Jugurtha!" Des paysans dirent à voix basse de crainte d'être entendu par les mouchards: "Sûrement qu'il est possédé par les djinns!" Et implorèrent le pardon et la protection au Tout-Puissant. Dans les foyers, les maîtresses de maison jetèrent subrepticement une poignée d'encens dans les cendres chauds du brasero et expédièrent leur gamin de bonne heure au lit vite fait, bien fait. Elles voulaient épargner à leurs petits cœurs, la vision de ce qu'elles pressentaient comme le présage de l'effroyable malheur qui frappa jadis les peuples de Pharaon, de Harout et de Marout.

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Ali Mosbah, secret, détaché, solitaire et révolté.

On raconte que son Excellence a passé trois jours d'affilée a arpenter sans arrêt le toit de cette grande motte, lançant des insultes et proférant des menaces confuses, tandis qu'à Ses pieds, la plaine grouillait comme une fourmilière, d'équipes de télévision, de reporters radio et de journalistes munis de toutes sorte d'appareils sophistiqués. Bien que le plus grand studio du monde de tournage en plein air s'offrit à Son regard, quelque chose L'angoissait et différait Sa descente de cette scène majestueuse. Nonobstant la faim qui lui tenaillait L'estomac, la soif qui lui asséchait le gorge et cette peur diffuse qui toujours l'étreint à la tombé de la nuit. C'est l'attente des envoyés spéciaux de la BBC et de CNN. Leur retard La rend furieuse et suscité en Elle un sentiment d'humiliation si fort qu'Elle s'est mise à agonir d'injures la presse nationale et à fustiger sa médiocrité et son incapacité a attirer l'intérêt du public du monde entier sur les bons et loyaux services rendus à la patrie. Elle ne s'apaisa et n'accepta à la fin de descendre de Son piédestal de terre que lorsque Son conseiller en information L'eut persuadée que pour ce genre d'évènements, les grands médias internationaux n'avaient plus besoin de se transporter sur les théâtres des opérations pour retransmettre en temps réel les événements; les satellites qui constellent le ciel et qui sont capables de capter la reptation des fourmis ou le frémissement d'un brin d'herbe dans le lit d'un Oued lointain se chargeaient de le faire à leur place. Alors son Excellence se ravisa et comprit que son image fera bien le tour du monde et même atteindrait le ciel grâce à ces curieux astres artificiels. Désormais, personne, qu'il soit là-haut ou ici-bas, ange ou démon, ne pourra prétendre n'avoir pas vu le spectacle de Son illustrissime gloire.

Elle donna lecture de la khûtba-t-al-jabal dans laquelle elle fit part à tous et toutes de la bonne nouvelle de la victoire finale sur les criquets, Elle annonça d'autres guerres plus dures encore, contre les cafards, les moustiques, les chiens errants et contre tous ceux qui ourdissent dans l'ombre des complots pour saboter Ses plans de modernisation. Elle jura Ses grands dieux et même Son honneur personnel, de faire de son règne, un règne de peine et de labeur. Elle stigmatisa les défaitistes, les rabat-joie, les envieux et les parasites; Elle fulmina, rudoya et fit quelques promesses, ensuite éclata en sanglots, appelant la paix de Dieu sur les âmes des martyrs de notre panthéon national, Massinissa, Jugurtha et Kouceïla le Berbère. Du sommet de la butte célèbre, Elle déclara à la face du monde qu'Elle était prête à sacrifier sa vie, à l'exemple de nos illustres ancêtres, afin de défendre la sacro-sainte intégrité territoriale de la patrie, ses vaches, ses bourriques, ses scorpions, son réseau informatique, sa sécurité, sa stabilité, les marmites frémissantes de la Umma et ses réfrigérateurs, l'amélioration et la mise à niveau de l'usine de fabrication de la Halwa Shâmiya aux normes européennes, sa voie rapide qui reliera, si Dieu le veut, la capitale à ce mamelon béni afin de faciliter le pèlerinage annuel qui immortalisera Sa victoire écrasante sur les criquets. Quelques instants plus tard, le public l'entendit prononcer des mots incompréhensibles, hermétiques, une sorte de charabia décousue que personne n'arrivait à déchiffrer. Un vague sentiment d'inquiétude s'empara de la foule. Certains crûrent qu'Elle s'entretenait avec les djinns. Les gens se regardèrent avec appréhension. Un professeur d'histoire carthaginoise sursauta tout d'un coup: Par le Prophète Muhammad ! Mais c'est la langue punique, je l'ai entendu de mes propres oreilles s'adresser à Jugurtha et à Massinissa ! ...Y thalonimu alonuth!...chem! Puis il traça sur un morceau de papier quelques mots en caractères latins de cette langue bizarre et le tendit aux journalistes, qui s'envolèrent aussitôt avec, vers leur rédaction respective afin de rajouter un nouveau miracle à la liste déjà longue des grâces prophétiques de son Excellence. La foule put enfin découvrir le secret de cette "glossolalie", quand, le lendemain, les grands médias diffusèrent sur les ondes cet extrait dont nous vous donnons lecture:

Un Carthaginois s'adresse au peuple
Y thalonimu alonuth sichorathisima comsyth
Chymlach chunythmys thalmyc tibaruimischi
Liphocanet hythbyt hiladoe dinbynuthii
Byrnarob syllohomal oniuyby misyrthoho
Bythlym mothym noctothle chantidamachon
Yssidobrimtyfel yth chylys chon, chem., liphul...

Finalement elle descendit et demanda à manger, puis dormit trois jours d'affilée. Tout autour, la plaine résonnait au rythme des roulements de tambours, du son enjoué et canaille des cornemuses et des braillements des bardes

Les expéditions militaires ont temporairement détourné Son attention de l'atmosphère délétère de la capitale, de ses magouilles et des discussions byzantines de ses élites «éduquées». Parfois, la ville Lui apparaît tellement laide qu'Elle se l'imagine sous la forme d'un marécage putride et pestilentiel dans lequel des créatures hybrides, futiles se débattent sans fin. Un jour, Elle songea même à en déménager le siège dans les régions montagneuses et le grand air où les humbles paysans, les vivats, l'allégeance sont si spontanés et sincères qu'aucun débat intellectuel superfétatoire ne peut les perturber. Elle fit part à Abou Qays de l'heureuse trouvaille. Comme à son habitude, ce dernier la trouva sublime et se mit, sur le champ, à concevoir les plans de la nouvelle cité.

(...) Son Excellence était en pleine euphorie populiste – consécutive à la prise de la décision irrévocable du transfert du siège de la capitale et l'ouverture des travaux de construction des palais de la présidence et du gouvernement – lorsqu'un imprévu est venu stopper net son élan. Il s'agissait des échos d'une controverse linguistico-littéraire, apparue d'abord dans les rangs de la jeunesse à travers le pays tout entier, à la différence, cette fois qu'elle ne resta pas confinée comme d'habitude à la littérature. Elle gagna d'autres domaines où les thèmes de discussion aussi bien que les arguments se sont tellement enchevêtrés avec les problématiques politiques qu'il est devenu difficile d'en démêler l'écheveau. Qui plus est, les initiateurs de ce débat rattachèrent la polémique sur les phénomènes linguistiques, aux concepts et aux représentations qui les sous-tendent, en renvoyant implicitement le tout à l'idée de l'existence d'un véritable complot politique (!).

De surcroît, on informa Son Excellence que Son nom, décliné sur le mode de la diffamation, de la moquerie et de la critique féroce, circulait dans les salons littéraires. Il ferait même, d'après les rapports présentés par des indicateurs chevronnés, l'objet de railleries, des plaisanteries cocasses, voire d'injures ordurières contraires à toutes les règles connues de critique constructive. Certains ne se gênaient plus de taxer Son Excellence de gredin, d'illettré, de bourru, d'homme dépourvu de goût, de lumpen, de ringard et de caduc.

Cette vague critique visant à remettre en cause son style rhétorique suranné – en réalité le style de ce rédacteur spécialisé en rhétorique ancienne, qu'Abou Qays lui présenta un jour - et ses répercussions, préoccupaient au plus haut point son Excellence. Elle était rongée par les remords à l'idée d'avoir prêté une oreille complaisante aux conseils d'Abou Qays qui La persuada, tout au début de cette compagne, de ne pas s'en inquiéter, croyant à tort, que l'enlisement dans les méandres des polémiques empêtrées dans l'abstraction la plus totale, allait sûrement détourner ces énergumènes des questions politiques.

Elle se rappela qu'après tout, Abou Qays n'était qu'un singe, et un singe est toujours un singe fût-il vêtu de pourpre et élevé dans la cour de Yazîd Ibn Mû'âwiyya. Elle ne craignait nullement leurs critiques tant qu'elles ne Lui reprochaient pas son style fait de bricolage, de bigarrures, de confusion et de registres linguistiques les plus divers. Les adjectifs abscons La laissent de marbre car ils sont à Ses yeux des simples jeux de mots, creux et dépourvus de sens. En dépit de Sa sensibilité à fleur de peau à l'égard de tout ce qui se dit ou s'écrit sur Son compte ou sur Ses discours remarquables, et compte tenu de Ses goût très en déca de la moyenne, stigmates sans doute de Son éducation sommaire et populacière, sucée avec le lait maternel et renforcée à l'âge adulte, par sa formation militaire,

Elle n'accordait aucune importance aux formules qui tranchent soit par leur forme soit par leur contenu, sur le niveau intellectuel du commun des mortels. Mais Elle n'en éprouvait pas moins, dans la partie la plus sombre de Son inconscient, une secrète jouissance à entendre les professionnels de la plume commenter avec brio Ses discours en faisant appel à des adjectifs savants tirés d'une prose tout aussi élégante que précieuse du style, "ancienne rhétorique", "classicisme", "registres linguistiques", "conciliation des contraires", "visions prémonitoires", "énoncés", etc. Bref des termes introuvables dans Son vieux dictionnaire et ignorés par Ses camarades de promotion, des officiers, voire même des instructeurs de l'Académie militaire où il a fait ses classes.

Elle était loin d'imaginer au fond d'Elle-même, que ses paroles et ses pensées pouvaient, non seulement revêtir une aussi grande noblesse linguistique et philosophique mais provoquer également des débats d'un très haut niveau. Et c'est ce qui l'encouragea à accepter sans trop réfléchir la suggestion d'Abou Qays et des conseillers de ne pas se préoccuper de la compagne critique menée contre Son style discursif. Seulement, voilà ! Les choses ont pris une mauvaise tournure car ladite polémique a dérapé et commence à mettre sérieusement en cause la personne de son Excellence. Evidemment, ceci lui est franchement intolérable. Après une nuit de méditation, le verdict tomba comme un couperet : "Cette fois les choses sont allés trop loin, cette campagne à franchi la ligne rouge. Je leur ferai, ma parole ce qu'aucun homme n'a osé faire à un autre homme. Qu'on m'accuse d'être despote, cruel ou dictateur, soit, car après tout, cela n'est que la juste rançon de ceux dont la fonction expose à la critique - mais pas n'importe quelle critique, en pareils cas celle-ci devant être servie, au moins, par une prose enlevée et respectueuse. Quoi qu'il en soit, je la prendrai comme un forme d'hommage, même involontaire, à Mon étoffe de chef d'Etat digne d'être traité à égalité avec les grandes figures historiques tel que Napoléon, Néron, Hitler, Staline, Al-Hajjâj Ibn Yussef ou Abû al-Abbâs al-Saffâh, n'est-ce pas en effet un honneur, et quel honneur pour Moi ! De voir mon nom inscrit en lettres de...euh, à côté de leur nom, sur la liste noire des grands du despotisme politique universel ! Mais que l'on Me traite de falot, de cocu, de mou, de fruste ou de quelconque, cela veut dire qu'ils n'y a plus de limites à leur outrecuidance. Et le jour n'est pas loin où ils déverseront sur Ma tête un orage de «crapule» de «goujat» de «bidasse borné et retors», de «hâmil» et de «fils de pute». Et c'est cela même le début de la subversion et du défi, qui augurent, sans l'ombre d'un doute, de la fissuration du mur de la peur qui, comme chacun sait, fait le lit de la désobéissance et de la rébellion. C'est intolérable ! Il faut que cela cesse!"

Embrassant de son regard la grande place devant sa tente de commandement central du camp de la M'halla, Son excellence jura trois fois de castrer, de couper les langues, de marquer au fer rouge, d'amputer les membres, d'empaler, d'introduire les bouteilles de Coca Cola cassées dans l'anus, de b... les mères, les sœurs et même les grands-mères, si nécessaire.

Sur ces entrefaites, Elle donna l'ordre de lever le camp, pensant toujours à ce projet qu'il nourrissait depuis quelques temps, qui consistait à encercler les villes par les campagnes. Projet qui n'augurait rien de bon pour Sa capitale frondeuse. Elle en vint même a caresser l'idée de fomenter un coup d'Etat contre Elle-même, au cours duquel Elle prononcerait la dissolution de la Chambre, fermerait les portes des universités, suspendrait les journaux et les clubs littéraires pour en faire des casernes militaires, des usines des chaussures, des fermes d'élevage industriel de poulets ou d'auberges bon marché pour les paysans qui se rendant au souk hebdomadaire de la capitale.

Toutefois, après une âpre et longue discussion, Abou Qays La fit revenir sur Sa décision en Lui suggérant d'opter pour une autre solution, qui consisterait à déclarer la guerre aux scribouillards ingrats sur leur propre terrain avec leurs propres armes. Il Lui promit de tout mettre en œuvre, de faire appel à son savoir et à ses ruses pour assurer à son excellence, dés son retour victorieux des campagnes militaires, d'autres victoires dans le domaine de la littérature et de l'art de la grandiloquence qui Lui permettraient de gagner sur deux fronts dans le même temps et de mériter amplement les palmes du titre d'Héros de deux jihad, franchissant ainsi les portes grandes ouvertes pour une entrée définitive dans l'Histoire et sans risque d'expulsion. Il rappela également à Son Excellence qu'Elle devait avoir toujours présent à l'esprit qu'Elle se trouve aux commandes d'une nation pour qui la langue est bien plus meurtrière que le glaive ou le baroud. Allah Lui-même, pour la faire taire et au lieu des miracles, avec lesquels il affronta d'autres nations, choisit le Verbe. C'est ainsi que le Signe décisif par la rhétorique fut pour les Arabes, bien plus convaincant que la guérison de la lèpre, la résurrection des morts ou la marche sur l'eau...

Contrairement aux fois précédentes la mission d'Abou Qays ne s'annonçait pas aussi facile qu'on pouvait l'imaginer, car Son Excellence hésitait à se mêler à cette histoire de guérilla sémantique à laquelle il ne comprenait du reste pas grand chose; d'ailleurs Elle ne cessait de le réprimander de l'avoir compromis avec cet écrivaillon à l'allure étrange qu'Elle avait affublé du sobriquet de "rhétoriqueur'', le tançant chaque fois avec plus de sévérité : "Abou Qays fous-moi la paix toi et tes dactylographes, veux-tu! Cette fois-ci j'écrabouillerai moi-même leur p... de mères, ma parole, je leur tiendrai le seul langage qu'ils comprennent. La poésie et la redondance c'est terminé ! Parler comme les livres, c'est fini et on va voir ce qu'on va voir!"

A la fin Abou Qays réussit tout de même à La convaincre de se passer des services de cette faune experte en rhétorique ancienne - Alors que Son Excellence l'interrompait à tout bout de champs pour lui rappeler sur le ton du reproche : "Ne t-ai-je pas dis que la tronche de ce type ressemblait à une paire de babouche usée?" – en l'assurant de l'existence d'un programme concocté par ses soins, qui mobilisât toutes les ressources d'un langage moderne pleine à ras bord de termes et de concepts qui venaient tout juste d'être traduits des langues les plus vivantes ; qui recèlent en plus, un vocabulaire du genre progressiste, démocratique, libéral et laïque, qu'il pensait mettre à contribution lors de la rédaction du prochain discours au peuple, en veillant tout spécialement à mettre l'accent sur la dimension civilisationnelle et culturelle de notre nation

« - ...Notre glorieuse nation

- ...Et les dimensions humanistes de notre projet

- Les dimensions humanistes profondes, Abu Qays essaye d'ajouter euh...quelque chose comme par exemple originales !

- Tout à fait, tout à fait ; les dimensions humanistes, profondes + enracinées dans nos êtres + à travers trois milles ans de notre histoire + chargée des gloires et de victoires...

- ...De dignité, de fierté nationale, de ...de tout quoi ! Jusqu'à ce que ces castrats des faiseurs de glose n'en peuvent plus. Et de société civile. N'oublie surtout pas les droits de l'homme, on m'a dit que les ONG et la presse internationale en raffolent.

- Tout à fait Votre Excellence, ils adorent aussi des mots tels que ultralibéralisme et mondialisation.
- Ouii, ouiii c'est ça! M-o-n-d-i-a-l-i-s-a-t-i-o-n. Essaye d'introduire quelque chose comme village commun, ou tiens ! Tente globale c'est pas mal ça!

Tout, absolument tout, monsieur le Président. On leur servira même la fin de l'histoire, l'écologie et l'environnement, la couche d'Ozone, la biosphère, la génétique, le clonage et la linguistique, la biologie et l'hérédité, le complexe d'Œdipe et le sadomasochisme, et le crime passionnel, l'Internet et les sites Web, le golfe et le bridge, le gazon artificiel dans les stades de football, l'Etat de droit, la libération de la femme, la fin des idéologies, le pragmatisme, les orbites et les astres, le big-bang, la radioactivité, la fission de l'atome, le Network, l'unité nationale et la privatisation. Nous mobiliserons contre eux toute une armée de dictionnaires modernes, Monsieur le Président, où se bousculeraient toute sortes de concepts culturels, philosophiques, laïques, postromantiques, surréalistes, mystiques, élitistes, féministes, physiques, biochimiques, bohristes, einsteiniens et nietzschéens. Nous armerons des escadres de synonymes, nous ferons plier les mots, nous lèverons contre eux une armée de métaphores, des bataillons de syllogismes, nous n'omettrons d'utiliser aucun concept, aucun terme de ceux qu'affectionnent les forts en gueule, qui usent et abusent avec emphase d'adjectifs redondants tels que progressiste ou révolutionnaire; nous ne leur laisserons aucun mot qu'il puisse retourner contre nous. Ainsi nous aurons réussi notre reforme politique qui consiste à assécher les sources du vocabulaire, à pomper l'eau qui fait pousser l'herbe sous leurs pieds. Ca sera un banquet littéraire gras et fastueux où l'on trouvera de tout : du flamboyant, du sonnant, du biscornu, de l'attrayant, de l'étincelant. Bref une mixture épaisse de tout le gras concentré de la terre. En l'ingurgitant, ils attraperont une dyspepsie collective, un écœurement, et que sais-je encore, une nausée telle qu'ils seront à jamais dégoûtés de la langue et des mots, alors ils se la boucleront et se mettront sur-le-champ à la tâche.

* Bonnes feuilles extraites de ''Hârat al-Sûfahâ'', Ed. Manshurât al-Jamel, Beyrouth, 2013. Traduit de l'arabe par Abdelatif Ben Salem.