La Tunisie est décrite comme une machine qui se meut sans se connaître, qui vit dans l'ignorance de ses problèmes, faute de trouver assez d'écrivains et d'artistes capables de dégager son refoulé social et ses non-dits et de mettre des mots sur ses maux.
Par Jamila Ben Mustapha
''Tunisie : Questions à mon pays'' : ce livre d'une romancière tunisienne bien connue, Emna Belhaj Yahia, et au si beau titre, vient de paraître, en ce mois de février 2014, concomitamment, aux Éditions de l'Aube, à Paris, et aux Éditions Déméter, à Tunis.
La question à laquelle il tente de répondre est la suivante : comment parler «autrement» du politique? Comment contourner l'écriture «à fleur d'événement» qui essaie de poursuivre chaque jour, de façon haletante, le fait politique, pour aboutir à sa perception à distance, dans un champ plus vaste, plus élargi? Comment remplacer le «microscope» du journaliste par le «télescope» de l'intellectuel? Ces deux points de vue sont, en effet, aussi nécessaires l'un que l'autre, et il est temps pour les penseurs de ce pays, d'enrichir le premier par le second.
Une machine qui se meut sans se connaître
Ce qui rend captivante la lecture de ce travail c'est que, loin d'être une analyse abstraite et impersonnelle de la Tunisie de ces trois dernières années, il se présente comme un essai alternant le récit de faits significatifs puisés dans les souvenirs ou la vie de l'être social, de la citoyenne Emna Belhaj Yahia, et leur analyse éclairante, poussée jusqu'au bout.
Ce choix de la distanciation s'exprime par l'absence totale d'évocation du moindre parti ou d'une quelconque personnalité politique. Nous sommes loin de l'attitude polémique, du bruit et de la fureur des plateaux de télévision où s'entrechoquent les ego et les enjeux de pouvoir. La sérénité est, en effet, la condition nécessaire de l'analyse approfondie et le but poursuivi est de comprendre, non, de condamner.
La contribution de l'intellectuel s'impose aujourd'hui, comme une urgence – vu le danger qui guette une Tunisie à la croisée des chemins –, une nécessité pour participer au travail d'éclairage collectif.
Le point de départ de la réflexion est la constatation d'une contradiction énorme qui s'est produite dans ce pays, après le 14 janvier: un soulèvement en faveur de la liberté a pourtant, abouti à un acte qui a l'air de le démentir, au vote pour un ordre religieux conservateur.
Or, ce grave paradoxe ne se trouve pas seulement au niveau de l'être collectif qu'est la Tunisie, mais n'est que l'expression de ceux, multiples, dans lesquels est embourbé l'individu; et l'auteure est loin de se considérer comme extérieure à cette situation puisque ce sont ses propres contradictions qu'elle est à même de connaître et d'analyser au mieux, ce qu'elle ne s'empêche pas de faire.
Le pays est ainsi décrit comme une machine qui se meut sans se connaître, qui vit dans l'ignorance de ses problèmes, faute de trouver assez d'écrivains et d'artistes capables de dégager son refoulé social et ses non-dits, de mettre des mots sur ses maux.
En l'absence de cela et chaque fois que le Tunisien se trouve confronté à un problème social, culturel qui le dépasse, il ne peut réagir que par le blocage de la parole et la fuite de ses difficultés qui restent ainsi, non résolues. La parole cathartique que vient à peine de permettre la démocratie doit donc être poursuivie par une écriture véritablement thérapeutique qui essaie de repérer les endroits douloureux où le bât blesse.
L'état catastrophique de l'enseignement
La fracture de la société, communément décrite entre islamistes et modernistes, se trouve affinée dans le livre pour devenir une opposition entre les résurgences de l'esprit communautaire, la solidarité inconditionnelle au groupe, et l'accès à l'autonomie du jugement et l'adoption des valeurs universelles, deux caractéristiques incontournables de la modernité. Or, celles-ci ne peuvent exister que par l'acquisition préalable, à l'école, d'un savoir solide développant, chez l'individu, l'esprit critique, chose dont ont pu bénéficier ceux, parmi nous, qui ont fréquenté l'école de l'indépendance.
Il découle de tout cela que ce qui est incriminé, ce ne sont ni telle personnalité, ni tel parti politique, mais l'état catastrophique de l'enseignement actuel. C'est l'absence d'existence d'une formation valable et rigoureuse, à tous les niveaux, et d'une production intellectuelle et artistique apprenant à la société qui elle est, qui maintient le Tunisien dans des contradictions devant lesquelles il se trouve démuni.
La dimension de la profondeur, dans l'analyse, se voit dans le fait de souligner à quel point les domaines du politique et du religieux sont tributaires du socle culturel. C'est l'état de la culture qui conditionne l'existence – ou pas – d'un vote éclairé d'une part, et d'une pratique tout-à-fait autre de la religion que celle répandue actuellement: ritualiste, littéraliste, réservant peu de place à la spiritualité et incapable de voir la nécessité de l'adaptation de la religion à la modernité, de l'autre.
C'est vers ce genre de pistes de réflexion que se dirige cet essai. C'est vers ce genre d'analyse que nous mène ce petit livre qui donne à penser et qui répond aux préoccupations actuelles de tout Tunisien soucieux du présent et de l'avenir de son pays.
Une conséquence se dégage de sa lecture: cet effort qu'il réalise, ce début d'investigation qu'il accomplit gagnerait à être poursuivi par ceux d'entre nous, aptes à le poursuivre, chacun dans son domaine.