Né en Tunisie en 1945, Hédi Kaddour, auteur de nombreux recueils de poèmes, romans et journaux intimes, tous publiés en France, se considère si peu Tunisien qu’il est presque fier de ne pas puiser son inspiration dans ses souvenirs d’enfance tunisienne. Par Ridha Kéfi
Quand son roman ‘‘Waltenberg’’ est paru, en 2005, je me souviens avoir pris la peine, en tant que coordinateur du Prix Comar du roman tunisien, de contacter l’éditeur de Hédi Kaddour, Gallimard en l’occurrence, pour voir si le romancier, que l’on savait d’origine tunisienne, accepterait de figurer parmi les auteurs sélectionnés pour le prix.
Ce qui était évident dans mon esprit, mais que je ne pouvais alors annoncer, c’est que ‘‘Waltenberg’’ aurait sans doute remporté le Comar d’Or 2005. Ce prix est moins prestigieux, il est vrai, que le Goncourt, que Kaddour a frôlé cette année-là, mais il l’aurait remporté sans coup férir et haut la main. Et cela aurait fait plaisir aux Tunisiens et aux Tunisiennes, heureux d’apprendre la naissance d’un grand romancier français d’origine tunisienne.
Après avoir informé Hédi Kaddour de notre quête, son attachée de presse m’a répondu au téléphone, assez sèchement du reste, et sans la moindre précaution de style: «M. Kaddour vous remercie, mais il n’est pas Tunisien».
Je ne sais si ces mots étaient ceux utilisés par Kaddour lui-même ou s’ils étaient la traduction de sa pensée par son attachée de presse. Ce que je sais en revanche, c’est que sa réaction m’a beaucoup surpris et même ulcéré. Je ne pensais pas que l’on pouvait renier ses racines d’une manière aussi radicale et définitive. Je m’en suis souvenue la semaine dernière en lisant l’entretien que Hédi Kaddour a accordé à notre consœur Olivia Marsaud (‘‘Jeune Afrique’’ n ° 2569, du 4 au 10 avril 2010).
L’autofiction est une voie de garage
En réponse à une question relative à sa trop grande discrétion sur ses origines, l’écrivain s’est en effet montré assez évasif. Il n’a montré, en tout cas, aucune émotion à évoquer son enfance en Tunisie, où il a tout de même passé les douze premières années de sa vie, censées être déterminantes dans la formation d’un homme, et davantage dans celle d’un écrivain.
Voici la réponse de Kaddour: «Je suis né en Tunisie d’un père tunisien et d’une mère pied-noir, mais, à 12 ans [c’était en 1957, au lendemain de l’indépendance, ndlr], j’ai été catapulté sur la montagne Sainte-Geneviève à Paris, et on m’a dit : ‘‘Travaille !’’ Pour moi, la vie au sein d’une société maghrébine est liée au Maroc car j’ai vécu douze ans à Meknès, comme coopérant français, soit autant d’années qu’en Tunisie. Il ne s’agit pas de passer ses origines sous silence mais, mettre en scène l’amour que j’ai pour mes souvenirs d’enfant, ce n’est pas mon genre. L’autofiction est une voie de garage. Le fait d’être né en Tunisie, d’avoir vécu au Maroc et en France, de parler anglais et allemand m’a donné le sentiment que ce qui est important, c’est la circulation. L’image des racines, c’est végétal, c’est pour les arbres.»
En quelques mots, tout est dit : les racines, c’est pour les plantes. Or, M. Kaddour, qui écrit en français, et parle l’anglais et l’allemand, en plus de l’arabe, appris au Maroc où il a travaillé comme professeur coopérant entre 1971 et 1984, n’est pas du genre à s’épancher, comme la majorité des auteurs maghrébins ou d’origine maghrébine, sur les thèmes de la séparation, de l’exil et de la nostalgie de la terre des ancêtres. A l’origine, qu’il considère comme une voie de garage, il préfère la circulation, le déplacement, la fuite. On ne s’étonnera donc pas que son œuvre littéraire soit si peu porteuse de l’empreinte de ses origines arabes et, probablement aussi, musulmane.
Le métèque parvenu
Ce qui est intéressant dans le parcours de Kaddour, c’est que cette origine, si profondément refoulée, sinon reniée, lui a finalement été renvoyée à la figure, à son insu, par un… président de jury d’agrégation de lettres modernes de souche française. Ecoutons-le : «À Meknès, j’ai aussi préparé l’agrégation de lettres, en 1976, loin de tout. Je suis venu passer l’oral à Paris, et j’ai été reçu major ! J’ai appris, il y a quelques années, que les résultats ont été donnés en retard parce que l’inspecteur général président du jury voulait vérifier que j’avais bien la nationalité française. Il aurait mal pris le fait d’avoir un métèque comme premier à l’agrégation ! Il m’a aussi annoncé qu’il n’y avait pas de poste pour moi en France, alors que les trois premiers reçus au concours avaient à l’époque des postes ‘‘réservés’’ en fac ou en classe préparatoire.»
L’injustice sera réparée quelques années plus tard. Marié entre-temps à une Française, Hédi Kaddour sera finalement recruté par la directrice de l’École normale supérieure: «C’est comme ça que je suis devenu enseignant dans un haut lieu de l’élitisme républicain français, pour un petit quart de siècle», dira-t-il, avec la fierté d’un métèque parvenu – que l’on m’excuse ce mot –, enfin intégré dans son pays d’accueil.
En tant que Tunisiens, nous ne pouvons qu’être heureux pour lui. Sa réussite, dans un domaine aussi exigeant que la littérature, est aussi un peu la nôtre. Et nous sommes fiers de le considérer comme un Tunisien. Malgré tout. Malgré lui…