Le temps d'un spectacle, le public de Carthage a voyagé de Lisbonne à Almeria aux sons des dignes héritiers d'Amalia Rodrigues et de Paco de Lucia.
Par Samantha Ben-Rehouma
Ana Moura, dont la voix grave et sensuelle a séduit (excusez du peu !) Prince (lors de son concert à La Cigale à Paris) et les Rolling Stones (avec ''The Stones Project''), nous a complètement captivé de par sa présence mais aussi de par son rythme allègre et joyeux avec lequel elle dépoussière quelque peu le fado.
Son dernier album s'intitule, d'ailleurs, ''Desfado'', qui ne signifie pas là annuler le fado («desfazer») mais plutôt une déconstruction («desconstrução») du fado (d'où le préfixe «des») où Ana varie différents styles (Pedro Abrunhosa, Antonio Zambujo, Aldina Duarte, Pedro da Silva Martins et même Herbie Hancock).
Fadista jusqu'au bout des doigts
Drapée d'une longue robe à la Alaïa, son look ne laisse pas indifférent, elle s'excuse, avec un accent des plus charmants, de ne pas parler «francês»... Qu'importe la musique n'a pas besoin de mot, elle est langue universelle et après tout Schopenhauer n'a-t-il pas écrit que «la musique est la mélodie dont le texte est formé par le monde» (''Leçons philosophiques'', 1820).
Ana nous laisse quelques instants avec ses musiciens qui avec leur «bœuf» nous offrent toute l'étendue de leurs talents. On en pince fort pour Angelo Freire et sa guitare portugaise dont les airs proches de la mandoline ajoutent un côté romantique (aux accents Prokofieviens de ''Roméo et Juliette'') à toute cette «saudade» (souffrance de l'absence) propre à la culture portugaise: ce pays entouré par l'Océan Atlantique, les voyages de mer, les pêcheurs, les marins, a toujours fortement influencé ses plus grands poètes (Luis Vaz de Camoes, Fernando Pessoa, etc.) et cette sensation de nostalgie se retrouve aussi dans le fado.
Une voix grave et sensuelle, un rythme allègre et joyeux.
Puis, Ana revient avec des paroles toujours poignantes et emplies de nostalgie comme ''Despiu a Saudade'', ''Os Buzios'' ou ''Amor Afoito'' donnant au fado son caractère dramatique si caractéristique. Applaudissements. Ses mélodies donnent le frisson tant sa voix est un instrument. A la fois chaude et brisée, naturelle et sans effort, Ana Moura respire le fado, elle est le fado !
Et tel ''L'Albatros'' de Baudelaire, son âme lisboète a plané tout au long de cette soirée en cette belle nuit étoilée.
Tomatito... Guitar Hero malgré Lui
Dans la famille Tomate, je demande le petit-fils: Tomatito!
Ce dernier, qui a accompagné Camarón de la Isla tout au long de ses 18 dernières années, disciple et héritier du grand Paco de Lucia, a hérité son surnom (le petit Tomate) de son père et de son grand-père. Son oncle, «El niño Miguel», décédé l'an dernier, véritable génie de la guitare, est considéré comme l'un des plus grands guitaristes de l'histoire de la guitarra flamenca.
Bref, José Fernández Torres (son vrai nom) – accompagné de son sextet: deux «cantaores» (chanteurs), Kiki Cortiñas et Simón Roman, la danseuse Paloma Fantova, le percussionniste Piraña et aussi un jeune homme à la guitare accompagnante... el Tomate, qui n'est autre que son fils (car bonne «toque» ne saurait mentir !) – a donné un récital où, au-delà de son humilité légendaire, il démolit toutes les possibilités d'une guitare. Du grand art !
Des bulérias aux soléas, les doigts parcourent la guitare à l'aveugle avec une telle prouesse: ça gratte, ça pince. Le tout magnifié par la subtilité des percussions (caisse, djembé, etc.) et les palmas (claquements de mains).
La finesse et la solennité du jeu de guitare de Tomatito transporte le public dans un songe de nuit d'été.
A 55 ans, et malgré son incontestable talent avec la guitare depuis l'âge de 10 ans, le musicien ne cache pas sa timidité: il attend 2, 3 morceaux pour enfin se présenter et ses seuls mots au long du concert (hormis les Olé !) seront pour honorer son ami et maître, Paco de Lucia, récemment décédé : «C 'est le meilleur guitariste de l'histoire, Paco nous a ouvert le monde et a inventé une façon de jouer. Quand je dis qu'il est mort cela me paraît invraisemblable», affirme-t-il avant de lui dédier un magnifique morceau.
A cordes et à cris
Les deux chanteurs accompagnent de «Olé» la finesse et la solennité du jeu de Tomatito et tout en contractant leurs corps, leurs puissantes voix transpercent la nuit et se propagent dans Carthage qui ne peut laisser échapper des «bravo» et des «Olé» d'admiration.
Soudain, la belle danseuse quitte sa chaise, défiante sans prévenir, avec une chorégraphie où les gestes saccadés qui semblent pleins de rage sont en vérité un hymne à la beauté et à l'âme du flamenco. Nerveuse, concentrée, elle entame un zapateado de diable ! C'est comme si elle nous parlait à toute allure en percutant le sol de ses talons. Et telles les sirènes d'Ulysse, on est captivé, subjugué. Le temps s'arrête. Le travail des jambes, les braceos (mouvements de bras), les volutes et les déhanchés suaves nous ensorcellent. A coups de taconeos, le cœur s'emballe. Aucun langage corporel n'est plus puissant que le flamenco.
Soudain, la belle danseuse quitte sa chaise, défiante sans prévenir...
Après deux heures, l'envoûtement prend fin. Le public applaudit à tout rompre et en grand seigneur Tomatito offre le traditionnel bouquet de fleurs à sa belle flamenca qui ne l'a pas volé !
''Soy Flamenco'' (dernier opus de Tomatito couronné du Grammy Latino 2013) et ''Desfado'' d'Ana Moura c'est avant tout une vraie leçon de passion et de raison de vivre avec ses pleurs et ses joies avec comme fil conducteur la poésie: des mots, des sons et des gestes.
Enfin un peu de poésie dans ce monde de brutes, je terminerai sur cette belle citation d'Israel Galván (fils des célèbres José Galván et Eugenia de los Reyes) : «Le Flamenco ne résout pas la guerre et n'empêchera pas la fin du monde, mais il peut aider à garder la tête haute».
Un grand merci aux éclairagistes qui ont sublimé cette soirée.
Photos: Samantha.
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