Cette révolution tunisienne est pleine de surprises et de leçons pour l’éditeur que je suis, mais également et surtout pour le citoyen.
Si je devais résumer, je dirais que les intellectuels et les décideurs culturels tunisiens sont passés, pour une immense majorité d’entre eux, dont je fais partie, de l’humiliation à l’humilité.
La pression/prison intellectuelle
Humiliation par un régime qui nous a lentement et sûrement pressurisés, menacés, relégués à une marge de manœuvre exiguë, nous ôtant le droit à la parole libre et nous confinant à une autocensure de fait, véritable poison qui finissait par ronger notre capacité à innover, à déranger, à jouer notre rôle dans la société.
Cette pression/prison intellectuelle était particulièrement forte sur Cérès, maison bientôt cinquantenaire, et qui ne s’est jamais départie de son indépendance à l’égard des régimes de Bourguiba puis de Ben Ali.
Notre refus répété de publier certains titres de pseudo-intellectuels à la solde du régime nous a notamment valu, en 2000, une mémorable volée de contrôle fiscaux, confiscation de livres, et menaces publiques qui a failli mettre fin à notre activité. Une «punition» relatée à l’époque dans le livre de Nicolas Beau ‘‘Notre ami Ben Ali’’.
La première démocratie arabe
Humilité face à ce peuple tunisien qui nous a pris de court, et dont on pensait que le «benalisme» avait corrompu les valeurs et les énergies. Ce peuple dont nous avions désespéré et ces générations que nous pensions perdues. Tous se sont soulevés, dans la dignité et le courage, contre un oppresseur qui nous avait asphyxiés et qui s’était littéralement approprié le pays sans réelle résistance. Une révolution populaire, laïque, sans appui extérieur, qui abat le dictateur en quelques jours. Impensable il y a deux semaines.
Il reste beaucoup à faire pour construire la première démocratie arabe. Il y aura des moments difficiles, des contingences, des replis. Mais nous la construirons.
Pour l’éditeur s’ouvre une fenêtre nouvelle, il faut faire vite, investir ces nouveaux espaces de liberté pour accompagner ce «temps tunisien», lui donner paroles et images, restaurer la valeur des mots tellement galvaudés et vidés de leur sens par un quart de siècle de langue de bois, de gueule de bois.
Nous sommes, par ailleurs, diffuseurs des éditeurs français en Tunisie. Quelques mois avant de s’écrouler, le régime de Ben Ali a serré la vis aux importations de livres, réduisant d’autant plus notre marge de manœuvre.
L’étau se resserrait de plus en plus sur les éditeurs, sur la circulation du livre et sur ses réseaux de distribution. Cette révolution arrive in extremis. Déjà, le regain de réactivité est sensible, déjà les plumes, les neurones et les langues se délient, notre métier va pouvoir prendre tout son sens et dès la semaine prochaine fleuriront chez Cérès des livres ‘‘post-Zaba’’ qui s’inscriront dans ce souffle de liberté nouvelle et contribueront à l’entretenir.