Dans cette contribution, Francisco Carrillo-Montesinos, écrivain espagnol et ancien représentant / ambassadeur de l’Unesco en Tunisie, exprime son adhésion à l’Appel pour la défense du site Carthage-Sidi Bou Saïd.


Je viens de lire avec beaucoup d’intérêt, et avec un certain retard parce que la presse européenne ne s’en a faite pas écho, de l’«Appel pour la défense du site culturel de Carthage-Sidi Bou Saïd, Patrimoine de l’Humanité», lancé par des Tunisiens et Tunisiennes du «monde de la culture», dont l’ancien directeur du Musée de Carthage, Aldelmajid Ennabli, et le directeur de l’Octobre Musical á Carthage, Mohamed Ali El Okbi, qui, tous les deux, m’ont appris à «aimer Carthage» pendant les 10 années durant lesquelles j’ai assumé les responsabilités de représentant/ambassadeur de l’Unesco en Tunisie et, aussi, Observateur Permanent auprès de l’Institut arabe des droits de l’Homme (Iadh), où j’ai pu travailler de près avec Taïeb Baccouche, aujourd’hui ministre de l’Éducation et Porte-parole du Gouvernement provisoire de la Tunisie.

Conquérir toutes les libertés
Ces deux fonctions, représentant auprès d’un gouvernement et observateur permanent auprès d’une organisation sous surveillance étroite (le moins que l’on puisse dire) dudit gouvernement, m’ont appris à mieux naviguer. Je n’avais aucun doute que ces trois personnes que je viens de mentionner m’ont beaucoup aidé, parmi d’autres, toujours mes amis, à connaître la Tunisie et, surtout, l’âme du peuple de la Tunisie, cette même âme aujourd’hui représentée par une référence héroïque, Mohamed Bouazizi, symbole indiscutable du peuple tunisien qui a décidé très courageusement de conquérir toutes les libertés dont il avait soif et de construire, comme un majeur d’âge, sa propre démocratie.
Hier je disais à mes amis que je me considérais «Tunisien d’adoption» et j’ai continué à le penser après mon départ de la Tunisie. Aujourd’hui je me considère simplement comme un Tunisien expatrié d’un bel endroit où les jasmins sont porteurs des senteurs du peuple réveillé par lui-même.

Baccouche, Charfi, Ounaïes et Bachaouch
Je me souviens d’un fait, pour moi très symbolique dans mon parcours professionnel: la préparation «en secret» du dossier pour le Prix international de l’Unesco Comenius que, de commun accord avec le directeur général de l’Unesco de l’époque, Federico Mayor, devait être soumis à un Jury international. Notre candidat était Mohamed Charfi, à qui je rends hommage posthume, à sa personne ainsi qu’à son intégrité et à son comportement éthique. Il était à ce moment là membre du conseil d’administration de l’Iadh et opposant au régime en place. Il a eu le Prix international Comenius, ce qui a fait déchaîner une énorme vague «critique» de la part des adeptes au pouvoir. Le seul journal qui a publié la nouvelle a été ‘‘Le Temps’’ après une conversation que j’ai eue avec Moncef Cheikrouhou. Je sais que ce n’est pas le moment pour les agréables nostalgies.
En outre,  je ne peux pas cacher une espèce de choc quand, par hasard, j’ai lu le texte du diplôme qui toujours accompagne les décorations «diplomatiques». En effet, j’ai été surpris de recevoir une haute décoration qui m’a été remise par l’ex-président en fuite, le jour même que je suis allé protocolairement faire les adieux au Palais de Carthage. Dans ce texte, dit: «Au nom du peuple»… Aujourd’hui je me pose la question sur la validité de cette décoration. Je poserai la question, peut-être à Taïeb Baccouche, car je n’ai aucun doute sur la non représentativité du peuple tunisien du signataire, auquel fait allusion le diplôme.
Je suis tout à fait convaincu que mon modeste mandat auprès de l’Iadh n’y était pas pris en compte. Je sais qu’il s’agit d’un formalisme aussi que d’une routine diplomatique. J’en parlerai aussi à mon ami des rencontres semi-cachées, chez lui, où j’ai écouté des opposants du régime. Je me réfère à Ahmed Ounaïes, ministre des Affaires étrangères du Gouvernement provisoire. Oui, Taïeb Baccouche et Ahmed Ounaïes,  j’ai du mal à montrer cette décoration et je ne sais pas où la ranger. Peut-être, dans le carton des oublis… en attendant une validation de mes études en Tunisie.

Les sources multiples d’ouverture
Je reviens au site de Carthage, si cher, auquel j’ai donné beaucoup d’heures de mon temps professionnel, comme sans doute le sait Ezzeddine Bachaouch, mon collègue à l’Unesco, aujourd’hui ministre de la Culture du Gouvernement provisoire.
L’Unesco avait lancée dans les années 80 une Campagne internationale pour «Sauver Carthage». Les objectifs de cette campagne restent aujourd’hui plus valables qu’hier. Carthage est l’un des plus grands terrains archéologiques du monde. Presque tout est en attente d’une sérieuse mise en valeur. Une nouvelle donne, qui n’existait pas à l’époque de Caton et Scipion, est le prix du terrain et sa situation privilégiée, autant plus que le site forme un tout avec Sidi Bou Saïd. La sauvegarde et la protection de Carthage-Sidi Bou Saïd demande un acte législatif avec rigueur qui tient compte, pour les rendre nulles, des abus de pouvoir qui on été commis.
(Je voudrais profiter ici de cette occasion pour faire seulement une référence à La Goulette, à son fort, à l’ensemble de maison «maltaises», voisines de l’église, qui ne sont plus et que j’ai vu démolir devant ma propre impuissance et de celle d’autres haut fonctionnaires de l’Unesco venus de Paris. Nos conversations avec le maire n’ont donné aucun résultat. La non-acceptation d’un périmètre de protection du fort de La Goulette a eu pour conséquence le retrait de l’Unesco des travaux de restauration. La Goulette a besoin d’un plan de protection).
Il faut faire revivre le site de Carthage-Sidi Bou Saïd. La sauvegarde et la protection n’impliquent pas des actions archéologiques partout, surtout quand le budget de l’Etat a d’autres priorités plus urgentes. (C’est aussi le cas de Dougga et de tants d’autres sites). Mais, dans la nouvelle situation que traverse la Tunisie, il faudrait mettre de l’ordre, se doter d’un corps législatif ad hoc et faire appliquer la loi dans sa richesse patrimoniale culturelle.
Les jeunes tunisiens, comme toutes les jeunes du monde, ont besoin de repères. Et l’un repères basiques se trouve dans la découverte de sa propre histoire et dans les sources multiples d’ouverture d’esprit et de métissage des peuples, en paix ou en guerre, qui se sont retrouvés à la croisée des temps.

Le «dialogue des valeurs»
Les cultures de la Tunisie berbère, punique, romaine, chrétienne, arabe, ottomane, catholique et islamique sont toutes symbolisées par Carthage, où l’on peut puiser sans trop de difficulté les éléments pour un «dialogue des valeurs» qui se retrouvent dans toutes les civilisations et cultures. Un dialogue laïc, ouvert à toutes les religions, à toutes les croyances, y compris l’agnosticisme.
Carthage, aussi, a été pour moi un lieu de repos et de réflexion personnelle. J’avais l’habitude, quand je n’étais pas en voyage, d’y aller, les samedi matin, pour regarder les pierres, les vestiges, et à travers eux les hommes et les femmes qui les avaient construits dans des conditions sans doute pénibles et en état d’esclavage.
Carthage m’a fait découvrir une certaine beauté très difficile à exprimer sauf par le moyen du langage poétique. Carthage aussi m’a montrée, dans mes promenades comme observateur-participant, que la vie ne se réduit pas à un seul instant, mais que tous les instants entrent en ligne de compte dans l’évolution des sociétés et du transit des personnes.

Málaga (Espagne), le 10 Février 2010