Dans son dernier roman, Michel Houellebecq imagine un basculement de la France laïque sous une insidieuse influence islamiste. Hypothèse qui fait grincer des dents...
Par Hamdi Hmaidi
Nous sommes en France, en 2022. Un séisme vient de se produire: Mohammed Ben Abbes, fils d'un immigré tunisien, épicier de son état, et leader du parti de La Fraternité musulmane, parti créé en 2017, est élu président de la république française.
Tel est l'événement majeur autour duquel est construit le tout dernier roman de Michel Houellebecq intitulé ''Soumission'', publié en janvier 2015 et vendu à des centaines de milliers d'exemplaires un peu partout à travers le monde.
Cet écrivain à succès est connu pour le goût effréné qu'il a de la provocation, mais personne ne l'attendait sur ce terrain-là. Il faut cependant noter que ce qui s'est passé à Paris en janvier (attaque terroriste du siège de ''Charlie Hebdo'' et de la supérette casher à la Porte de Vincennes) a aiguisé la curiosité de lecteurs à la recherche d'un lien entre la réalité et la fiction, désireux de comprendre, amenés à réfléchir sur la liberté d'expression.
En bon romancier qui se respecte, Michel Houellebecq n'intervient pas directement. Il fait tenir à ses personnages des propos qui ne correspondent pas forcément à ce qu'il pense mais dont le lien avec la réalité vécue est plus qu'évident.
A la fois acteur et témoin, son personnage principal nous relate ce qui se passe en alternant point de vue personnel et opinions des individus qui gravitent autour de lui. Il s'appelle François, il a 44 ans, il est professeur de littérature à la Sorbonne nouvelle (Paris 3), il est célibataire et athée.
Voici donc réunis tous les ingrédients permettant de lui donner une signification hautement symbolique. On sait que «François» est l'ancienne forme de «Français» et que le mot veut dire «homme libre».
Il n'est pas non plus difficile de constater que le personnage en question, avec les traits distinctifs qui lui sont attribués, représente l'intellectuel occidental moderne. Le spectacle de la violence suscite en lui des interrogations multiples.
La colonisation musulmane
Comment se fait-il que la France en soit arrivée là? Houellebecq explique cela par ce qui s'est produit en 2017. François (encore un!) Hollande, réélu président, reconduit Manuel Valls à la tête du gouvernement. La «réélection d'un président de gauche dans un pays de plus en plus ouvertement à droite» (p.51) avait de quoi susciter des mécontentements et des convoitises. C'est dans ces circonstances que «Mohammed Ben Abbes annonça la création de la Fraternité musulmane». Mais d'un autre côté, le climat devient propice à l'activisme du Bloc identitaire qui est d'extrême droite et qui déclare: «Nous sommes les indigènes de l'Europe, les premiers occupants de cette terre et nous refusons la colonisation musulmane» (p.68); ou encore: «Entre les musulmans et le reste de la population doit nécessairement, tôt ou tard, éclater une guerre civile» (p.70).
Les détails relatifs aux élections de 2022 expliquent au lecteur l'évolution de la situation. Les résultats du premier tour sont sans appel pour les forces politiques traditionnelles: échec cuisant de la droite, troisième place pour les socialistes. On assiste par contre à une montée en flèche du Front national (34,1% des suffrages) qui arrive largement en tête et le second candidat qui se qualifie pour le second tour n'est autre que celui de la Fraternité musulmane (22,3% des suffrages).
Lors du déroulement du second tour, quelque chose d'inattendu s'est produit: «une vingtaine de bureaux de vote, dans toute la France, avaient été pris d'assaut par des bandes armées en début d'après-midi. On ne déplorait aucune victime, mais des urnes avaient été dérobées; ces actions n'avaient pour l'instant pas été revendiquées. Dans ces conditions, le gouvernement n'avait pas d'autre choix que d'interrompre le processus électoral [...] le code électoral était formel : il suffisait que les résultats d'un seul bureau de vote, dans toute la France, soient rendus indisponibles, pour que l'élection entière soit invalidée [...] c'était la première fois qu'un groupuscule avait l'idée d'exploiter cette faiblesse [...] de nouvelles élections seraient organisées dès le dimanche suivant ; mais [...] cette fois-ci, l'ensemble des bureaux de vote seraient placés sous la protection de l'armée» (p.136-137).
Qui est derrière ces actes? Selon un ancien cadre de la DGSI, ce sont «les identitaires, pour une part. Et aussi de jeunes djihadistes, pour une part à peu près égale» (p.142) mais assurément pas les membres du parti de Mohammed Ben Abbes.
A nouvelle situation nouvelles alliances: «l'UMP, l'UDI et le PS s'étaient entendus pour conclure un accord de gouvernement, un «front républicain élargi», et se ralliaient au candidat de la Fraternité musulmane [...] Tout cela était parfaitement attendu, prévisible: ce qui l'était moins, c'était le retour de François [encore un !] Bayrou au premier plan de la scène politique [...] Mohammed Ben Abbes [...] s'était engagé à le nommer Premier ministre s'il sortait victorieux de l'élection présidentielle» (p.150).
C'est ainsi que pour la première fois, en 2022, un musulman accède à la magistrature suprême en France, dans le roman de Houellebecq.
L'une des meilleures ventes de la rentrée.
Les changements intervenus aussi bien dans la vie du personnage principal que dans la vie de tous les jours suite à cette métamorphose politique commencent à se faire sentir petit à petit. Paris 3, devenue l'Université islamique Paris-Sorbonne, est désormais dirigée par un ancien identitaire converti à l'islam et polygame. François, lui, est prié de prendre sa retraite anticipée. Dans la rue, on ne voit plus de mini-jupes; toutes les femmes portent des pantalons. Les courbes du chômage ont baissé à cause de «la sortie massive des femmes du marché du travail» (p.199) et les allocations familiales ont été augmentées. La délinquance a baissé, le budget de l'éducation nationale a subi une cure d'amaigrissement...
Mais qui est donc Mohammed Ben Abbes?
Les renseignements généraux français le décrivent comme «un musulman modéré» qui «avait un projet extrêmement ambitieux» mais «qui n'avait rien à voir avec le fondamentalisme islamique» (p.155). Sa véritable ambition, «c'est de devenir à terme le premier président élu de l'Europe – d'une Europe élargie, incluant les pays du pourtour méditerranéen» (p.159). Devenu président, il a déclaré non sans créer la surprise qu'il était adepte du distributivisme, cette théorie économique développée par des penseurs anglais et se situant à égale distance du capitalisme et du communisme.
Les renseignements généraux avaient vu juste : «les négociations avec l'Algérie et la Tunisie en vue de leur adhésion à l'Union européenne avançaient rapidement, ces deux pays devraient avant la fin de l'année prochaine rejoindre le Maroc au sein de l'Union; des premiers contacts avaient été pris avec le Liban et l'Egypte.» (p.211)
Soumission...Quelle soumission ?
Le nouveau président n'ayant rien imposé par la force, «les débuts du gouvernement d'union nationale mis en place par Mohammed Ben Abbes étaient unanimement salués comme un succès.» (p.199)
Le titre du roman est-il en décalage par rapport à la réalité décrite? Ayant choisi un terme provocateur et accrocheur, le romancier n'éprouvera le besoin de l'utiliser pour la première fois qu'à la page 260 c'est-à-dire 40 pages avant la fin. Cela s'appelle tenir le lecteur en haleine. Il délègue au président de l'Université islamique Paris 3 l'initiative d'en faire usage : «le sommet du bonheur humain réside dans la soumission la plus absolue [...] l'islam accepte le monde, et il l'accepte dans son intégralité, il accepte le monde tel quel [...] Le point de vue du bouddhisme est que le monde est dukkha- inadéquation, souffrance. Le christianisme lui-même manifeste de sérieuses réserves – Satan n'est-il pas qualifié de «prince de ce monde» ? Pour l'islam au contraire la création divine est parfaite, c'est un chef-d'œuvre absolu.» (p.260-261)
Mais l'idée de la soumission et de ses formes multiples est illustrée dans le roman par des situations variées vécues par François, situations qui en disent long sur la condition de l'homme occidental moderne : une misère affective due au fait que les êtres humains sont devenus incapables d'aimer, une solitude dure à vivre, une malbouffe généralisée, une stérilité intellectuelle déconcertante...
Faute de repères, François se rabat sur des pis-aller: des amourettes éphémères (même Myriam avec qui il semble avoir eu des atomes crochus ne déroge pas à la règle; elle part avec sa famille s'installer définitivement à Tel-Aviv), des escort-girls étrangères (maghrébines pour la plupart), des fréquentations épisodiques et superficielles, des plats cuisinés soi-disant indiens, japonais, libanais ou marocains mais fades, un appartement dans un quartier pittoresque (le Chinatown du 13e arrondissement) mais accentue la solitude d'un célibataire qui n'a pas vu ses parents depuis dix ans et qui ne les reverra plus jamais. Même Joris-Karl Huysmans, l'auteur sur lequel il a fait sa thèse et auquel il essaie de s'identifier, ne lui sera pas d'un grand secours.
Une rencontre avec le nouveau président de Paris 3 lui ouvre cependant de nouvelles perspectives : retrouver son poste de professeur avec un très bon salaire, mais à condition de... se convertir à l'islam. Le ferait-il?
*Michel Houellebecq, ''Soumission'', éd. Flammarion, Paris, janvier 2015.
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