Démanteler, c'est détruire et... c'est ce que subissent les personnages d'''Araberlin'', pièce de théâtre écrite par Jalila Baccar*.
Par Hamdi Hmaidi
Nous sommes en Allemagne. Née d'un père musulman et d'une mère chrétienne, Aida, jeune dame d'origine libano-palestinienne, est l'exemple même de l'immigrée totalement intégrée : naturalisée allemande, mariée à un homme d'affaires allemand dont le business va bien et mère de Kaïs, fils issu de cette union. Son frère Mokhtar, étudiant en architecture, est l'ami de Katarina, fleuriste de son état. Ensemble, ils rêvent de construire une cité-jardin.
Coup de tonnerre dans un ciel serein
Tout semble donc aller pour le mieux jusqu'au jour où... coup de tonnerre dans un ciel serein ! Mokhtar est arrêté. On le soupçonne d'appartenir à une organisation terroriste. A partir de ce moment-là les craquelures qui se sont produites dans la vie de ces êtres sont petit à petit devenues des béances.
Katarina reçoit ce boulet en pleine figure, elle qui a toujours été apolitique. Sa vie est devenue un enfer alors que l'enquête est en cours et bien que rien n'ait été retenu contre Mokhtar. Il a fallu que le mot «terrorisme» soit juste prononcé pour que toutes les animosités affleurent. Tout ce qui fait partie du présent et du passé de cette fleuriste botaniste qui ne demande qu'à être tranquille devient suspect aux yeux des autres. Même les membres de la chorale à laquelle elle appartient participent au lynchage.
Jalila Baccar met ici l'accent sur la dangerosité de ce genre de cette réaction épidermique et sur son impact négatif sur les rapports entre deux civilisations qui aujourd'hui ont du mal à s'entendre.
Mais les déboires d'Aïda se situent à un niveau beaucoup plus élevé compte tenu de la complexité de sa situation.
Ecartelée entre le choix qu'elle a fait d'être assimilée à l'Autre et son attachement à son identité d'origine, elle subit la crise dans toute son ampleur. L'équilibre familial est rompu: le couple bat de l'aile, Kaïs est très perturbé. Les amis ont pris leurs distances. Les affaires du mari ont périclité. Les appels anonymes et les insultes ne sont pas du reste. Les journaux à sensations sont aux aguets... Et puis, il y a ce frère qui a soudainement disparu et dont on n'a toujours pas de nouvelles. Certes des associations se sont proposées pour fournir une aide, mais tout ce que l'on a réussi à savoir c'est qu'il est encore vivant. Le seul espoir d'Aïda, c'est son intime conviction de l'innocence de Mokhtar.
Scène d'"Araberlin" : Karim Cherif, Patrizia Tiedtke, Martina Krauel (Photo Marcus Lieberenz).
Une décadence généralisée
De l'image idéale que la mère de Kaïs s'était forgée de la société occidentale il n'est resté que quelques éléments épars: une Katarina esseulée et fragilisée, une Hannah membre d'une association humanitaire... Dans cette même société ont surgi de nouvelles figures. Marianne, la rescapée de l'ex-RDA, ne cache pas sa xénophobie: «Les étrangers je les hais. Leur odeur m'horripile. Je déteste les voir dans nos rues dans nos cafés dans nos marchés dans nos écoles dans nos usines... Je veux qu'ils partent». Jürgen, gynécologue radié de l'ordre des médecins, est un criminel. Daniel, le toiletteur, est un tueur de chiens.
Tout ce beau monde qui appartient à la même chorale que Katarina constitue un microcosme représentatif de ce que la houle des temps modernes a rejeté sur la plage du choc des cultures. Jalila Baccar l'a inséré dans son texte pour attirer l'attention sur une décadence généralisée. L'invitation à la réflexion sur ce sujet est appuyée par le recours au procédé du comédien-personnage qui tour-à-tour raconte et use de la première personne, oscille entre identification et distanciation.
Dans ce contexte, la peur de l'étranger est symptomatique. Elle révèle une fragilité qui cherche refuge dans les préjugés et les idées reçues. La boite de Pandore ouverte récemment en France par le débat sur les retombées de l'affaire de ''Charlie Hebdo'' pourrait être l'illustration de ce malaise. D'où l'intérêt et l'actualité d'un texte comme ''Araberlin''.
Démanteler, c'est démolir les murailles et les fortifications et... c'est ce que fait l'auteure de cette pièce de théâtre en s'attaquant aux préjugés, aux malentendus et autres complications qui empêchent l'existence d'une relation saine avec l'Autre.
* Jalila Baccar, ''Araberlin'', Editions Théâtrales.
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