Cette pièce revient sur le conflit qui oppose la violence discursive du révolutionnaire, la violence active du fanatique et la violence réactive du système en place.
Par Hamdi Hmaidi
Que représentent pour nous nos intellectuels? Comment se comporte le pouvoir vis-à-vis d'eux? Que subsiste-t-il de leur engagement et de leur combat? A ces questions et à bien d'autres nous invite à réfléchir la pièce de théâtre ''Le Dernier discours'' dont la première a été donnée le vendredi 6 février 2015 au Rio à Tunis.
La dramaturgie et la mise en scène de Riadh Hamdi ont pleinement bénéficié de la synergie créée par la complicité de jeunes acteurs et actrices tels que Kais Chaabene, Kais Aouididi, Wafa Taboubi, Nedra Sassi, Aymen Selliti, Hajer Ghars et Neji Kanawati d'une part et Ridha Boukadida, l'artiste confirmé aux talents multiples, d'autre part.
Ridha Boukadida émouvant dans le rôle de Moqrisi (Photo Brahim Bahloul).
Le spectacle repose sur l'histoire d'un intellectuel tunisien qui, après plus de quarante ans d'exil, décide de rentrer au pays. Ce retour est célébré par une conférence qu'il doit donner sur «la décadence de la pensée dans le monde arabo-musulman», conférence organisée par de jeunes diplômés de l'université tunisienne férus de ses idées.
Un Moqrisi (c'est le nom fantaisiste qui a été attribué à cet intellectuel, mais qui n'a rien à voir avec celui du fameux géographe égyptien) complètement ravagé par l'âge, l'exil et la maladie mais qui n'a rien perdu de sa vigueur intellectuelle renoue avec une patrie dont les dirigeants lui ont été férocement hostiles en censurant tous ses livres et se réapproprie un espace de la parole.
Dans sa conférence ré-émergent les mêmes idées, les mêmes convictions, la même veine combative. Son discours, qui n'est pas sans rappeler celui d'Ibn Rochd (Averroès), appelle à la précellence de la raison comme l'avaient fait les philosophes des Lumières au XVIIIe siècle. Cette façon de voir les choses n'est pas sans déplaire aux théologiens et aux réactionnaires qui crient à l'hérésie et à l'anarchie qui menacent, selon eux, les fondements de la religion et la stabilité du pays.
Dramaturge, scénographe, metteur en scène et acteurs n'ont pas lésiné sur les moyens pour nous proposer un spectacle à la fois sérieux et agréable à voir. (Photo Brahim Bahloul)
Pour certains, Moqrisi est l'intellectuel révolutionnaire qui doit être considéré comme un guide, dont il faut faire connaitre les écrits à grande échelle; pour d'autres, il est à surveiller de près; pour d'autres encore, il est l'ennemi à abattre. Et c'est justement ce qui a failli se produire. Un jeune barbu l'a agressé parce qu'il y a vu l'exemple type de l'hérétique.
Cet acte d'agression caractérisée a nécessité l'ouverture d'une enquête et l'arrestation de tous ceux qui sont impliqués dans ce triste événement. Le pouvoir en place en a profité à la fois pour se permettre tous les abus (interrogatoires musclés, torture, faux aveux...) et recueillir le maximum d'informations sur les activistes de tous bords. Cela a concerné en particulier les «disciples» de Moqrisi et le jeune El Abed auteur de la tentative de meurtre.
L'enquête dévoile une attitude hostile à toute forme de pensée, une opposition de principe à tout ce qui fait bouger les lignes. Est-ce là la nature de tout pouvoir? C'est ce que semble dire la pièce à travers un conflit qui oppose trois types de violence: la violence discursive du révolutionnaire, la violence active du fanatique et la violence réactive du système en place.
Une scène nue où les acteurs n'ont que leurs corps et leurs costumes de ville pour tout exprimer, pour suggérer, pour capter l'attention, pour faire réfléchir. (Photo Brahim Bahloul)
Résultat de ce processus: la mort. Le jeune barbu décèdera «suite à un arrêt cardiaque», Moqrisi se suicidera. Sa conférence et le pardon accordé à son agresseur auront été son... dernier discours.
A la scène inaugurale où l'on nous montre ses livres circuler sous le manteau et les censeurs sillonner le plateau pour les interdire est opposée une scène finale où ces mêmes livres et ceux édités à titre posthume passent allègrement d'une main à l'autre, d'un lecteur à un autre dans le cadre d'un échange continu. Malgré les signes évidents de la décadence, malgré l'influence néfaste de médias tendancieux, les idées éclairées de nos philosophes finiront par triompher des idéologies rétrogrades. Tel semble être le message final transmis par la pièce.
Sur le plan esthétique, il faut noter que dramaturge, scénographe, metteur en scène et acteurs n'ont pas lésiné sur les moyens pour nous proposer un spectacle à la fois sérieux et agréable à voir. Sur un fond de décor à la Picasso où s'entremêlent des figures démembrées suggérant un univers de guerre analogue à celui de ''Guernica'', évoluent sur une scène nue des acteurs qui n'ont que leurs corps et leurs costumes de ville pour tout exprimer, pour suggérer, pour capter l'attention, pour faire réfléchir. Même si par moments il y a des chutes de tension, on peut dire que les jeunes acteurs n'ont pas démérité, mais c'est Ridha Boukadida qui a été particulièrement émouvant.
* "Le Dernier discours" est un spectacle de Fabula Production.
{flike}