Avec la mort récente de deux nos illustres sociologues, Lilia Ben Salem et Abdelkader Zghal, un constat s'impose : c'est la sociologie qui se meurt aujjourd'hui en Tunisie.
Par Hamdi Hmaidi
En l'espace de quelques semaines, la Tunisie a perdu deux éminents sociologues, Lilia Ben Salem et Abdelkader Zghal. Connus essentiellement pour leurs travaux sur la famille, les élites et la culture tunisiennes, ces deux enseignants-chercheurs font partie d'une génération de penseurs (sociologues, historiens, philosophes, linguistes, juristes et bien d'autres spécialistes) qui ont marqué la Tunisie nouvellement indépendante par la fraicheur et la pertinence de leurs analyses. Les ''Cahiers de Tunisie'', les ''Annales de l'Université Tunisienne'', la revue ''Ibla'' et la ''Revue Tunisienne des Sciences Sociales'' ont accueilli leurs contributions et les ont mises à la disposition de lecteurs aussi assoiffés de culture qu'attentifs. Le Centre d'études et de recherches économiques et sociales (Ceres) leur a offert la possibilité d'associer un travail de réflexion à une tâche pédagogique efficiente au sein de l'université et de former ainsi des disciples devenus aujourd'hui formateurs et producteurs de savoir.
La fin d'une dynamique
Néanmoins, nous assistons aujourd'hui à une situation paradoxale. La multiplicité des universités, l'augmentation du nombre d'étudiants et la modernisation des outils de recherche n'ont pas engendré de dynamique particulière comparable à celle des années 70 du siècle dernier.
Cela suscite plus d'une interrogation. Est-ce la faute aux pionniers qui, sans le vouloir, ont joué le rôle de pères castrateurs? Est-ce dû à une rupture entre l'université et son environnement? La sociologie, la philosophie, l'histoire, la linguistique et bien d'autres sciences sociales sont-elles à bout de souffle?
Les enseignants-chercheurs des années 70 ont eu la chance d'être encadrés par des théoriciens de renom que ce soit ici en Tunisie ou en France. Les cours du philosophe Michel Foucault ont insufflé une âme à nos amphis, les écrits et les enquêtes sociologiques de Jean Duvignaud ont marqué à jamais la réflexion sur l'art, la culture et les civilisations. Jacques Berque a introduit une nouvelle vision des choses en remplaçant la dichotomie pays développés/pays sous-développés par la distinction pays analysés/pays sous-analysés.
C'est dans le sillage de cette effervescence qu'est né l'inégalable ''Islam et sexualité'' de Abdelwahab Bouhdiba, qu'ont vu le jour les travaux de Salah Garmadi sur la linguistique et que se sont inscrites les études faites par des sociologues tels que Paul Sebag, Khelil Zammiti, Lilia Ben Salem, Abdelkader Zghal et bien d'autres. De son côté, Béchir Tlili a soumis à un regard critique l'histoire de la Tunisie moderne.
Tout ce qui s'est écrit durant cette période et qui constitue aujourd'hui la bibliothèque de la Tunisie contemporaine est devenu un ensemble de références incontournables. Le coup de fouet donné par cette production à l'édition universitaire a permis d'enrichir le fonds de la bibliothèque en question.
Mohamed Hédi Chérif, Ridha Boukraa, Khélifa Chater, Taoufik Bachrouch et Hafedh Sethom, pour ne citer que ceux-là, ont largement contribué à cet effort intellectuel d'analyse, de réflexion et de communication d'un savoir et d'un savoir-faire à des jeunes désireux de mieux connaitre leur passé et leur présent, à des Tunisiens en quête d'identité et de modernité.
Les jeunes totalement désorientés
Le contexte national et international a été pour beaucoup dans l'émergence et le maintien de cette dynamique. La fin de l'empire colonial ainsi que l'accès de la Tunisie et de bien d'autres pays africains à l'indépendance ont coïncidé avec un renouveau sur le plan théorique, renouveau illustré notamment par le succès obtenu par le structuralisme dans son application à toutes les sciences sociales.
Vers la fin des années 80, les certitudes commencent à s'ébranler et le doute commence à s'insinuer aussi bien dans les approches que dans les convictions idéologiques. Un cheminement vers la remise en question des modèles théoriques a, petit-à-petit, miné l'élan des jeunes générations, qui se sentent totalement désorientées. Entre le rejet du legs des prédécesseurs et le flou des nouveaux horizons, il n'y avait pas de solution intermédiaire. La transition s'est faite dans la douleur sans accoucher d'idées ou d'approches franchement nouvelles. Peut-on imputer cela aux pionniers parce qu'ils n'ont pas suffisamment œuvré pour préparer leurs cadets aux changements survenus? Peut-être.
Ce dont on peut être certain, c'est que l'université tunisienne a continué à former et à produire. Le nombre de spécialistes et d'ouvrages a même considérablement augmenté.
Certes le Ceres n'est plus qu'une pâle copie de lui-même, mais cela s'explique par le fait que la politique du monopole n'est plus de mise. Les structures et les laboratoires de recherche ont essaimé à travers toute la Tunisie.
Ce qui pose désormais problème, c'est l'absence de relais permettant de mettre l'université tunisienne en contact avec son environnement social. Il en est résulté que tout ce qu'elle dispense comme enseignement, tout ce qu'elle entreprend comme recherche et tout ce qu'elle possède comme production intellectuelle sont soit en décalage par rapport aux attentes de notre société, soit totalement ignorés du public ciblé, soit marginalisés par les décideurs.
La sociologie, comme bien d'autres disciplines sociales, est devenue une machine qui tourne à vide. Les spécialistes formés dans ce domaine se trouvent contraints d'exercer des métiers qui ne sont pas les leurs pour ne pas se retrouver au chômage. Etudes, enquêtes, mémoires et thèses sommeillent bien tranquillement dans les rayons des bibliothèques universitaires ou dans les tiroirs des bureaux de leurs auteurs.
La Tunisie s'est voilé la face pour ne pas regarder de près la réalité vécue jusqu'au jour où celle-ci lui a explosé en pleine figure. Un pays comme le nôtre qui naviguait à vue pouvait-il se permettre ce luxe de ne pas dépoussiérer des volumes et des volumes de travaux qui concernent son passé, son présent et son avenir? Nos sociologues sont-ils timorés au point de ne pas pouvoir faire entendre leurs voix?
En plus des difficultés qui plombent la réalité locale, le contexte international est lui aussi pour une large part responsable du recul de la pensée. L'impact négatif des médias braqués sur la fabrication de fausses stars à travers des émissions de téléréalité, la paupérisation générale qui a frappé de plein fouet la population de la planète, qui a fait monter en flèche la courbe du chômage et qui a réduit le budget consacré à la culture à la portion congrue, sont autant de facteurs qui ont exclu la pensée du domaine des priorités. La sociologie fait partie des disciplines qui ont fait les frais de cette conjoncture. Après Jean Duvignaud, Georges Balandier, Lucien Goldmann, Alain Touraine, Jean Baudrillard, presque plus personne n'est venu prendre la relève.
La Tunisie est aujourd'hui en situation de crise, au sens de moment décisif. Elle a plus que jamais besoin de ses sociologues pour y voir clair. Aura-elle la chance de bénéficier de leur apport ou sera-elle condamnée à subir indéfiniment la fatalité de l'ignorance?
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