Anouar El Fani dédicacera son roman ''Songes d'une nuit d'été'' aura lieu, le samedi 4 avril 2015, à partir de 13 h, à la Foire du Livre de Tunis, au stand de la librairie El Kitab.
Par Mohamed Sadok Lejri
A travers ce roman, on plonge dans les mémoires d'un homme à l'orée de la quarantaine. Au terme d'une nuit munichoise voluptueuse, il laisse émerger de sa mémoire un flux de souvenirs. Il restitue des pans entiers de son passé. Son enfance ne fut pas des plus radieuses, certes, mais elle fut toute ensoleillée sous le ciel bleu de son pays natal. Il s'adonna surtout aux souvenirs de sa jeunesse passée à Paris.
Cette nuit-là, au milieu d'une belle chambre à coucher, dans un appartement munichois cossu, le personnage central du roman s'abandonna à l'amphitryon des songes, rien ne pouvait endiguer ces flots de souvenirs qui envahissaient son esprit.
Le roman de la solitude
Ce livre est l'histoire d'une tranche de vie pleinement vécue. Le narrateur retrace la vie du personnage central du roman, celle d'un témoin de son époque. L'éclosion de sa passion pour les livres et l'écriture, ses désirs et motivations secrètes, ses émois amoureux, l'intensité de son engagement politique, ses rêves et désillusions, s'entremêlent aux événements historiques qui ont marqué la deuxième moitié du vingtième siècle.
Ayant trouvé sa foi dans la Liberté, le personnage affrontera des réalités qui pulvériseront ses valeurs et convictions. Epris de liberté et habité par un goût pour la volupté, ce livre est celui d'un homme qui entend vivre et penser en dehors des dogmes de la foi et de la morale.
C'est l'histoire d'un homme profondément libertaire de tempérament. Sa stature se dresse au fil des pages, une stature faite d'ardeur frémissante, d'épanchements intellectuels et charnels dont dépend la réussite d'un instant, d'une vie. C'est aussi le roman de la solitude chez un homme pour qui la solidarité avec les compagnons de lutte ne fut pas un vain mot.
A l'aube de la quarantaine, il arrive à tout homme de se poser des questions sur la première moitié du chemin parcouru, en l'occurrence, sur ses origines, son évolution, son utilité, ses idéaux et ses rêves. Par une torride nuit d'été, le narrateur se rappelle aux souvenirs des joies et des souffrances qui ont jalonné son existence, il se remémore les différentes expériences de sa vie, lesquelles s'étalent sur cinq chapitres dont chacun porte le nom d'un chef-d'œuvre littéraire.
Dans le premier chapitre du roman, «La vie devant soi», au terme d'une suave nuit d'amour dans un appartement sis en plein cœur de la capitale bavaroise, par une nuit où la jouissance musicale s'ajoute à l'amour charnel, le narrateur retrace les vicissitudes des jeunes années difficiles. Il remonte à l'enfance du personnage central du roman, notamment aux traumatismes qui retentissent en elle. Les réminiscences du passé remontent à la surface de la mémoire du personnage: ses premiers émois avec l'écriture, la disparition de son père, l'éclosion de sa profonde francophilie, les prémices d'une longue révolte contre les traditions et les mœurs ancestrales de sa société...
Un insurgé prompt à jouir de la vie
Devenu très tôt orphelin de père, il se laisse guider par la nostalgie de sa mère, laquelle eut une influence considérable sur ce qu'il est devenu. Il l'admira, il la vénéra. L'enfant qu'il fut tint la première place dans l'existence de sa mère, elle l'éduqua avec d'autant plus d'ardeur et d'affection qu'elle voulait combler l'absence d'un père parti trop tôt. On découvre la mère du personnage à travers des passages bouleversants.
Au cours de ce chapitre, le narrateur revient également sur son parcours scolaire sinueux et ses aventures d'adolescent: ses premiers émois sexuels, les complicités canailles, la naissance de son amour pour les livres dont monsieur Gilbert est à l'origine...
Dans le deuxième chapitre, «L'insurgé», on assiste aux tribulations du héros devenu étudiant à Tunis. Le baccalauréat en poche, il franchit les portes de l'université tunisienne pour rejoindre un monde en ébullition. Le jeune étudiant se sentit un peu dans la peau d'Eugène de Rastignac, fameux personnage de ''La Comédie humaine'' de Balzac: courageux et révolté, mais prompt à jouir de la vie.
Il prendra grand intérêt pour Tunis au cours de ses pérégrinations à travers les rues et les quartiers de la capitale. Il visita de façon régulière les lieux et les monuments qui témoignent de l'Histoire de la Médina, il fut ébahi par l'architecture singulière du quartier européen à la valeur indubitable et par ses édifices et avenues qui déterminent la morphologie urbaine de Tunis.
Les lieux de marginalité et de débauche ne seront guère en reste. Fasciné par le monde des parias, notre jeune étudiant trouvera une sorte de quiétude auprès des filles de joie. Certaines d'entre elles ne se montrèrent guère impitoyables à son égard, car il sut leur reconnaître une certaine chasteté. Une des prostituées, une française, lui fera même découvrir les romans de San-Antonio et Peter Cheyney, outre l'initiation aux plaisirs charnels.
Il fut un temps où les jeunes de la rive sud de la Méditerranée pouvaient se rendre en Europe sans permis de voyage. Les portes du vieux continent permirent à l'étudiant qu'il était, à peine sorti de l'adolescence, de découvrir les charmes du séjour touristique en Europe. Sa vadrouille lui permit de visiter deux pays, en l'occurrence, la France et la Suisse; il en gardera un souvenir impérissable. En Suisse, il fit la connaissance de deux Canadiennes. L'une d'elle lui conseilla vivement trois ouvrages, tous édités chez Maspero, l'éditeur engagé de l'époque: ''L'impérialisme, stade suprême du capitalisme'' de Lénine, ''La guerre de guérilla'' de Che Guevara et ''Le pillage du tiers-monde'' de Pierre Jalée, lesquels faisaient partie des ouvrages de prédilection des étudiants contestataires des années 1960.
De retour en Tunisie, avec ses camarades étudiants, il se révolta contre la dictature qui commençait à menacer le pays. La lutte contre la répression étatique et l'autoritarisme du régime annonçaient de longues nuits de douleur et le mouvement de la jeunesse commençait à s'identifier à celui des prisons. L'auteur décrit la lutte des étudiants qui eut lieu dans l'enceinte universitaire sur fond d'événements qui secouèrent le monde durant les années 60 : la guerre des Six jours, la grande révolution culturelle prolétarienne amorcée par Mao Tsé-Toung, Hô Chi Minh qui suppliciait l'envahisseur américain, les combats du Che...
Le narrateur, viscéralement soixante-huitard, s'attarda sur le fameux Mai 68. Les pages qui décrivent l'explosion de la jeunesse de Mai 68 rendent un vibrant hommage aux intellectuels soixante-huitards et aux représentants attitrés de cette révolution culturelle et sociétale. Le narrateur n'a pas manqué de mentionner le nom de Daniel Cohn-Bendit, leader du mouvement du 22 mars et qui tire son nom des premières manifestations de la faculté de Nanterre, lesquelles étaient dirigées alors contre la ségrégation sexuelle. Ces jeunes étudiants se révoltaient contre la société, le conservatisme ambiant et le modèle d'enseignement qu'on leur imposait.
Le narrateur rend parfaitement compte de ce que fut Mai 68, soit une bourrasque qui fit tomber les feuilles mortes, un électrochoc désinhibiteur grâce à quoi bien des tabous, sexuels et autres, s'affaiblirent. Les idées neuves, désinhibitrices et libératrices de la jeunesse des années 60 passèrent par la brèche.
La mort de sa mère, avec qui il entretenait une relation fusionnelle, l'a fortement affecté et terrassé au plus profond de lui-même. La disparition de sa mère constitue la période la plus sombre de sa vie. La nuit envahit son monde le jour où il apprit la triste nouvelle. Il fera par la suite un voyage dans une France en pleine transmutation culturelle; Mai 68 était passé par là peu de temps auparavant. Le narrateur démontre admirablement ce qui fit la fécondité soixante-huitarde, soit son caractère libertaire, son côté poétique et ludique, son aspiration infinie à une autre existence.
A son retour au pays, et ayant désormais les «coudées franches» depuis la tragique disparition de sa mère, il orienta son combat contre les forces de la répression vers plus de durcissement. Il manifesta avec plus de force encore son indignation contre la dictature et les humiliations infligées aux étudiants contestataires; ce qui lui fit subir une arrestation suivie d'un interrogatoire musclé.
Dégoûté par la tournure que prenaient les événements, affligé par l'absence de la figure maternelle, fasciné par la Ville Lumière en pleine effervescence et dans le prolongement de Mai 68, il prit le ferme résolution de s'installer durablement à Paris après l'obtention de son diplôme universitaire.
L'éblouissement amoureux
Dans le troisième chapitre, «L'illusion lyrique», le narrateur débarque à Paris et vit pour de bon et in situ les grandes répercussions de l'après Mai 68. Il chassa le petit flic de sa tête, qui surveillait ses mœurs et ses convictions politiques mais qui agonisait tout de même dans son esprit depuis belle lurette, pour prendre part à l'offensive libertaire qui faisait rage en France en ces temps-là. Il fréquenta des jeunes fortement influencés par les thèses situationnistes et des groupes d'extrême gauche formés aux armes du maoïsme, notamment la Gauche prolétarienne (GP). Il devint un lecteur assidu de ''La cause du peuple'', organe maoïste dirigé par Jean-Paul Sartre. Il fut également largement impressionné par l'activisme et la discipline des trotskystes.
L'assassinat d'un jeune militant ouvrier maoïste de la Gauche Prolétarienne l'affecta vivement. La mort de Pierre Overney n'est pas sans résonnance avec l'histoire d'amour qu'il s'apprêtait à vivre. En effet, lors d'un hommage rendu au jeune défunt au cimetière du Père-Lachaise, il rencontra Muriel, la femme avec qui il allait passer les dix prochaines années de sa vie. Le narrateur s'adonna à une patiente reconstitution de l'histoire de ce couple, une histoire qui eut les traits de la passion.
Dans un premier temps, le couple se découvrit quelque émouvante et solide complicité. Muriel, en brillant professeur de lettres classiques, lui fit découvrir des trésors culturels, artistiques et patrimoniaux. Elle exerça sur lui, dès le premier jour, une extraordinaire fascination, un ascendant, mais leur relation était avant toutes choses aiguillée par un mutuel éblouissement amoureux. Dans les années qui suivirent, il connût, en sa compagnie, la France des années 1970. Il adhère à la puissante CGT d'obédience communiste, assista à l'évolution culturelle et aux grands changements qui eurent lieu en France durant cette fabuleuse décennie, et ce, sur fond de soubresauts sociaux et d'événements politiques qui se produisirent dans diverses régions du monde: l'assassinat du président socialiste Salvador Allende par la junte militaire fasciste de Pinochet, la guerre du Kippour de 1973, l'écroulement du régime fasciste de Salazar au Portugal... De grands événements historiques s'accomplirent sous le regard du jeune intellectuel qu'il était.
Le quatrième chapitre, «La chute», Le narrateur s'attarde sur Muriel, la femme qui domina sa vie amoureuse durant des années. Ce dernier s'éprit éperdument d'elle. Tout en adhérant mordicus aux thèses qui prônaient la libération sexuelle, Muriel revendiquait sa prééminence sur toutes les femmes et lui fit comprendre qu'elle serait intolérante à la trahison. Comme il était très séducteur, il eut tout de même des amours, des aventures avec d'autres femmes, sans toutefois menacer sa liaison avec Muriel durant plusieurs années. Il ne pouvait résister à l'emprise de l'amour, il trompa Muriel plusieurs fois: c'était l'archétype de l'homme à femmes. Il avait le goût des belles femmes, il voulait les regarder, les toucher, les respirer, jouir d'elles et les faire jouir. Le narrateur décrit les aventures du personnage sur un ton magnifiquement érogène. Il arrivait, malgré tout, non sans ingéniosité, à s'en sortir au milieu de toutes ces femmes. Derrière ses infidélités, ses «adultères», se cachait un éternel amoureux de l'amour... C'était un homme qui aimait les femmes.
Une nuit sans fin commença le jour où Muriel découvrit l'horreur de la trahison. La femme qui l'aima de tout son cœur, celle qui exerça sur lui une extraordinaire fascination et qui eut une influence considérable sur sa formation intellectuelle, se résolut à le quitter. Le passage de l'impitoyable réquisitoire de Muriel est bouleversant. Elle prononçait des mots cruels avec une douceur extraordinaire. Il prit conscience que même s'il s'était amouraché d'autres femmes, sa relation avec Muriel était de loin la plus réelle et la plus forte. Elle fut durable et était promise à l'éternité. Le narrateur révèle que son seul grand amour fut en réalité Muriel.
Un chasseur d'images et de paroles
Le cinquième et dernier chapitre, «La force des choses», on retrouve le héros du roman dans sa chambre munichoise auprès de sa conquête allemande. L'ensemble du roman a été un retour en arrière, tel un feed-back cinématographique, qui lui permit de revivre à l'orée de la quarantaine les nombreux événements et épreuves qui marquèrent sa vie. Inconsolable et assombri par une séparation douloureuse et non voulue, notre personnage s'apprête à retourner vivre dans son pays d'origine pour y entamer une nouvelle vie. De retour au bercail, des symptômes douloureux témoignent de son malaise, de son mal-être. Sa réadaptation semble chimérique. Il faudra peut-être se nourrir de ses souvenirs, des bons et des moins bons, la vie n'est-elle pas à la fois une joie et une souffrance? Ne devrait-il pas la supporter comme sa croix?
Ce roman est l'histoire d'un quadragénaire tunisien traversant les vicissitudes de la vie, c'est l'histoire d'un auteur qui s'apprête à s'incliner devant le temps qui reste non sans amertume. On trouve en contrepoint des jalons historiques décisifs magnifiquement dépeints par Anouar El Fani. Enfant de la génération du baby-boom, on plonge dans les traumatismes de l'enfance tunisienne du personnage central du roman, mais aussi dans ce qu'elle a de plus doux et de plus profond. Il dresse par la suite un tableau vivant de la France des années 70, née de Mai 68, la France des seventies, un tableau dont il publie les éléments année après année, comme on étale des photographies, des instantanés. L'auteur est un chasseur d'images et de paroles. C'est un roman à partir duquel il extirpe des images de ses propres souvenirs.
Malgré la ferveur de son engagement politique, il ne s'agit aucunement d'un roman à thèses. L'auteur y suit toutefois l'aria de ses souvenirs, ses sens et ses penchants. Dans ce roman, l'auteur ne bride pas ses désirs et n'endigue pas ses souvenirs, le ton y est totalement débridé, libre, et fait surgir ce qu'il peut y avoir de plus provocateur et trouble en l'homme. On aura compris que l'auteur y traite également du sujet des sujets : sa propre vie. Ce livre est éventuellement autobiographique et en même temps romanesque. L'auteur y peaufine un art d'écrire à travers son propre vécu, ses propres penchants et desideratas. Sa vie prit les contours d'un roman, alors pourquoi ne pas tirer un roman de sa vie? Lorsqu'on a un rapport exigeant à la vie et aux livres en sus? Lorsqu'on connaît bien les grands auteurs et lorsqu'on a lu à tout bout de champ, durant toute sa vie, avec la vraie soif des bibliophiles, ceux ayant la passion des livres?
Dans ''Songes d'une nuit d'été'', Anouar El Fani affirme son style littéraire au détriment du poids intellectuel de ses convictions politiques, hors des injonctions idéologiques dont les chantres du gauchisme soixante-huitard ont usé. Il fait montre d'un style d'écriture délectable, mais pas au point de désengager son roman pour autant. Comme chez tout artisan de l'écriture, la plume a une place sacrée chez l'auteur.
Anouar El Fani est un homme de plume, et quelle plume ! Il a une écriture châtiée et épurée, c'est une plume brûlée d'exigence et de purisme. Et l'écriture de ce roman obéit à sa logique d'auteur raffiné. La gravité, la profondeur de ses réflexions et de ses sentiments se manifestent à travers une écriture saisissante qui ne sépare jamais le narrateur du lecteur. Par le truchement de son admirable plume, cet écrivain hors pair fait ressortir l'ombre de sa voix, une voix qui nous parvient des méandres d'une vie riche en émotions et passionnante. C'est Anouar El Fani qui tient la plume !
* ''Songes d'une nuit d'été'', Anouar El Fani, Arabesques éditions, Tunis 2015.
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