Le 17 mars, deux mois après la chute du dictateur, des photographies d’un genre nouveau ont fleuri sur les murs de nos cités. Par Emmanuelle Houerbi
Oubliés (ou presque) les portraits géants de Ben Ali, les sourires hypocrites, les mains sur le cœur et les couleurs criardes. L’heure est à la photo d’art, au noir et blanc et aux visages expressifs d’anonymes citoyens. Souriez, vous êtes en Tunisie!
C’est officiel, nous pourrons tous dorénavant croiser au hasard de nos flâneries l’art de rue, ces créations éphémères qui s’invitent dans notre espace public. Après Tunis Dream City, en octobre dernier, et son florilège d’œuvres d’art contemporain, Artocratie a confirmé la volonté des artistes tunisiens de s’engager dans des projets artistiques inédits et de s’inscrire dans la mouvance d’expériences artistiques furieusement «new look». Petite rétrospective, deux semaines après l’affichage du premier portrait.
Des hommes, des femmes, un projet
Artocratie, c’est d’abord JR, ce jeune et talentueux photographe français qui fait fureur depuis quelques années en affichant des portraits géants à travers le monde.
C’est aussi Marco Berrebi et Slim Zeghal, qui l’ont convaincu de choisir la Tunisie pour démarrer une nouvelle aventure, après ses «expositions à l’air libre» dans les favelas de Rio, en Palestine, à Shangaï, New York, Paris, et bien d’autres métropoles.
C’est ensuite six photographes tunisiens, professionnels et amateurs, qui ont été formés à la «technique JR» et qui ont choisi eux-mêmes leurs sujets, les villes et les bâtiments à orner.
Ce sont enfin pas moins de cent tunisiens, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, noirs ou blancs, représentant toutes les facettes d’un peuple-mosaïque, qui se sont prêtés au jeu du portrait. Sans oublier lesdizaines de bénévoles et les partenaires enthousiastes sans qui le projet n’aurait pas pu être mené à bien.
Un hommage à la Révolution tunisienne
Projet militant, «Artocratie en Tunisie» est organisé par «Révolution 2.0» et soutenu par des bloggeurs tunisiens et étrangers. On s’en doute, il est sous-tendu par le désir de «marquer le coup» après le 14-Janvier et de célébrer en beauté la liberté retrouvée. Les photographes ont donc tout naturellement choisi des villes et des bâtiments emblématiques et chargés de symboles: le ministère de l’Intérieur, le siège du Rcd à Tunis ou à Sfax, des postes de police, l’hôpital de Sidi BouZid, l’amphithéâtre d’El Djem, le fort de la Goulette… mais aussi une cabane de pêcheur, un mur d’école, une voiture calcinée…
De leur côté, les questions posées aux modèles juste avant la photo étaient toutes elles aussi liées à l’avenir de la Tunisie, aux espoirs et aux craintes engendrées par les récents événements; d’où la profondeur des regards exprimant toute la palette des sentiments humains: la joie et l’espoir, mais aussi la crainte, le doute, la perplexité...
Un art éphémère qui ne laisse personne indifférent
L’art de rue n’est pas un art comme les autres. Il n’est pas destiné à durer et suscite par nature les réactions les plus diverses. Il attire l’attention des passants, les pousse à réagir, à débattre, à s’exprimer, et fait surgir en eux des sentiments insoupçonnés, qu’ils aient été prévenus ou pas au préalable.
Ici comme ailleurs, les réactions ont été nombreuseset parfois même très violentes: tout y est passé, de l’incompréhension au plaisir, en passant par la gratitude, le refus, la révolte. Même si certains se sont émus de la violence de certaines attaques, celles-ci font pourtant bel et bien partie de l’événement et ont en elle-même une signification.
Si les photographes ont pu s’exprimer dans leurs œuvres, pourquoi les passants n’auraient pas eu le droit d’en faire autant? N’aurait-ce pas été inquiétant si les photographies n’avaient suscité qu’un sourire poli? De la même manière, à ceux qui s’étonnent que certaines photos aient été abîmées, subtilisées, déchirées, ou pire, on peut répondre que l’art de rue est éphémère par essence, que l’ensemble de ces «incidents de parcours» ont un sens et qu’ils alimentent la réflexion et la portée artistique du projet.
Quelles leçons en tirer?
L’événement a-t-ileu lieu trop tôt? Alors que les portraits de Ben Ali avaient enfin disparu de la circulation, des passants se sont trouvés nez-à-nez avec d’autres photos d’inconnus, sans sommation. Les affiches géantes ont renvoyé certains passants à des souvenirs d’une époque honnie et mal digérée où les agressions visuelles étaient quotidiennes, et se sont heurtées à un rejet clair, net et viscéral. Des esprits chagrins et obtus ont aussi refusé les photos au nom d’une religion prise au pied de la lettre, ou peut-être bien mal interprétée.
Ceci-dit, ne doit-on pas se féliciter qu’un tel projet ait été monté en quelques semaines, qu’il ait suscité de vifs débats et qu’il laisse augurer d’un renouveau artistique en Tunisie?
On attend avec impatience les prochains affichages (Artocratie Tunisie est toujours en cours), le site web, le livre et le film documentaire prévus par les organisateurs, ainsi que les futurs événements artistiques qui ne devraient pas manquer de voir le jour en Tunisie. Car une révolution est une formidable source d’inspiration pour les artistes, et le petit pays libéré devrait encore attirer beaucoup de talents, d’ici ou d’ailleurs, et voir naître de nombreux nouveaux projets. Pour le plus grand bien d’une vie culturelle et artistique longtemps négligée.